Lupa, victime de l’ordre moral

Le metteur en scène polonais, dont la mise en scène du Procès vient d’être annulée à Wroclaw, publie un essai en forme de « lettres aux acteurs ».

Gilles Costaz  • 14 septembre 2016 abonné·es
Lupa, victime de l’ordre moral
© Photo : OSKAR SADOWSKI

Apparemment, tout va bien pour le metteur en scène polonais Krystian Lupa. Grand invité du Festival d’automne à Paris, il vient présenter, entre le 30 novembre et le 18 décembre, trois mises en scène de pièces de Thomas -Bernhard, Des arbres à abattre, Place des héros et Déjeuner chez Wittgenstein. Il était l’un des artistes les plus en vue du Festival -d’Avignon cet été et l’été précédent. Il vient de monter Avant la retraite, toujours de Thomas Bernhard, à Barcelone. Il publie cette semaine la version française de son essai Utopie. Lettre aux acteurs.

Mais ce grand personnage, âgé de 72 ans, n’aime pas les compromis et dénonçait une progression du conformisme en Europe et dans son pays, s’en prenant notamment aux tenants de l’ordre religieux. Le retour de bâton vient d’avoir lieu, qui frappe l’artiste indirectement.

Krystian Lupa ne dirige pas de théâtre en Pologne mais il a sa place au Teatr Polski, à Wroclaw, grande ville au passé artistique important (Grotowski y créa son Théâtre laboratoire au cours des années 1960). Cet établissement était dirigé par Krzysztof -Mieszkowski, qui aidait Lupa et pas mal d’autres représentants d’un art novateur.

Les milieux conservateurs regardaient -Mieszkowski d’un mauvais œil, sans trop bouger, mais un spectacle mit le feu aux poudres ces derniers mois. Ce n’était pas une réalisation de Lupa mais une pièce d’Elfriede Jelinek, La Fille et la Mort, jouée par une jeune équipe qui avait intégré des comédiennes venues du cinéma porno. Les autorités crièrent au loup sans avoir vu le spectacle. Le mandat du directeur du Polski arrivait à sa fin, il était temps de faire rentrer dans le rang cette équipe séditieuse. Le ministre de la Culture, Piotr Glinski, et le vice-président de la Région, Tadeusz Samborski, imposèrent tranquillement Cezary Morawski sans écouter les arguments des cinq autres candidats. Morawski n’est pas un inconnu : il a joué le pape Jean-Paul II dans le film de Zanussi, From a Far Country. Il a fait beaucoup de télévision, mais son expérience du théâtre est maigrelette.

Levée de boucliers immédiate. La troupe du Polski manifesta. Des artistes, comme la cinéaste Agnieszka Holland, rejoignirent le mouvement. Mais, nommé fin août, Morawski prit le train de Varsovie pour Wroclaw le 1er septembre. À l’arrivée, il trouva des acteurs qui lui tendaient un billet de retour pour Varsovie ! Indifférent à ces réactions, il fit changer les serrures et installa quelques caméras de contrôle dans les couloirs. Immédiatement, la prochaine création de Lupa, une adaptation du Procès de Kafka, programmée le 23 novembre, fut annulée.

Les commentateurs parlent beaucoup d’une situation -kafkaïenne à Wroclaw. Mais pour Lupa et son entourage, qui multiplient les protestations, les choses sont claires : la Pologne veut revenir à ses « valeurs » ancestrales, le patriotisme et le respect de l’icono-graphie religieuse. L’évolution politique du pays est assez proche du virage réactionnaire opéré par la Hongrie de Viktor Orbán.

Krystian Lupa, dans le « Manifeste »qu’il publie dans son livre et qu’il a lu à Cracovie et à Paris (à la Colline) l’an dernier, déclarait : « Je ne peux pas être en paix avec l’idée que je suis là fixé comme une plante, là où les gens choisissent l’option étroite de la régression, qui s’y enferment et ferment la voie au Rêveur du progrès humaniste. Vivre quelque part… ailleurs… C’est vrai, je ne peux pas vivre là où prolifère le fascisme. »

Lupa ne se sent plus tout à fait polonais. Pour le moment, la solidarité des structures françaises et des autres pays d’Europe tarde à se manifester. Lenteurs de la rentrée, à n’en pas douter…

Utopia. Lettres aux acteurs, traduction du polonais par Éric Veaux et Agnieszka Zgieb, Actes Sud, 176 p., 18 euros.

Théâtre
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