Dario Fo : l’Arlequin engagé s’en est allé

L’écrivain, dramaturge et acteur comique engagé, est décédé le 13 octobre à Milan.

Olivier Doubre  • 17 octobre 2016 abonné·es
Dario Fo : l’Arlequin engagé s’en est allé
© Photo : MARCELLO MENCARINI / Leemage.

À l’instar de Bob Dylan cette année, lorsque Dario Fo obtint le prix Nobel de littérature en 1997, les critiques officielles de la littérature officielle (ou les professionnels de la profession, aurait dit Jean-Luc Godard) s’empressèrent de dénigrer le choix des jurés de Stockholm. Qu’avait bien pu passer par la tête des Nobel pour donner le prestigieux prix à ce bouffon, ce clown, ce simple comédien, certes dramaturge à la marge, mais dont l’œuvre est d’abord marquée par l’oralité ?

Pour ces « experts » de la critique, cet « acteur » n’avait pas d’ « œuvre » et n’avait jamais été qu’un « saltimbanque » ! Il en convenait d’ailleurs lui-même, non sans humour, puisqu’il écrivait dans son livre de réflexion sur le théâtre, Le gai savoir de l’acteur (éd. de l’Arche) : « cette œuvre a un défaut, elle est belle à lire ». Pourtant, qui a vu Dario Fo sur scène (ou à la télévision), resta pour toujours fasciné par sa créativité, littéraire autant que comique.

Le théâtre, une arme contre l’injustice sociale

Né en 1926 dans une petite ville de Lombardie d’une famille modeste, son père est un cheminot antifasciste et résistant, son grand-père, un vendeur de légumes sur les marchés. Un grand-père camelot et beau-parleur pour convaincre ses clients, dont il s’inspirera sur les planches. Pour Dario Fo, l’histoire a un rôle majeur et tous ses spectacles, qu’il en soit l’auteur ou non, sont pour lui une arme contre les injustices sociales.

Lorsqu’il choisit, jeune, le théâtre, il s’inscrit d’emblée dans la tradition de la Commedia dell’arte (dont il incarnera Arlequins et autres Tabarins), du cirque et ses clowns, tout en revisitant ces influences dans son époque. Très vite, il écrit et joue ses propres pièces, aux forts accents militants. La puissante Conférence épiscopale italienne fait pression dans les années 1970 pour que soit retirée des programmes de l’alors très prude Rai – la télévision transalpine à l’heure démocrate-chrétienne -, l’une de ses œuvres majeures : Mistero Buffo (« Mystère Bouffe »).

Celle-ci reprend en effet une farce du Moyen Âge, déjà revue par Maïakovski en 1918, qu’il a adaptée à son tour et qui comporte de fortes charges contre l’Église et surtout son haut clergé. Cette œuvre est depuis jouée aux quatre coins du monde, comme nombre de ses autres pièces, entrées au répertoire des plus grands théâtres, comme la Comédie-Française.

Avec son Théâtre de la Commune fondé en 1970, il est vite dans la ligne de mire de l’inamovible pouvoir démocrate-chrétien, en place depuis 1945, miné par les affaires. Tout en étant proche des groupes gauchistes italiens les plus radicaux de l’après-1968, il est, grâce à une présence sur scène incomparable, un phrasé empruntant au parler populaire et un sens comique impressionnant, littéralement adulé du public.

Succès et engagement vont de pair

Dans Mort accidentel d’un anarchiste (1971), Dario Fo moque cruellement les versions improbables du pouvoir pour tenter d’expliquer la mort de Giuseppe Pinelli. Après trois jours et trois nuits d’interrogatoire, accusé (à tort) d’avoir posé la première bombe aveugle des « années de plomb », celle du 12 décembre 1969 dans la Banque de l’Agriculture sur la piazza Fontana à Milan, cet anarchiste est « tombé » du quatrième étage du commissariat central de Milan.

On le saura bien plus tard, l’attentat est l’œuvre de néofascistes manipulés par le pouvoir démocrate-chrétien et la CIA pour promouvoir la « stratégie de la tension ». Les explications successives et contradictoires des autorités, Dario Fo incarnant différents hommes politiques, commissaires ou simples policiers, sont alors le ressort d’un effet comique aussi irrésistible qu’accusateur…

Le dramaturge reprendra d’ailleurs le même type de dispositif théâtral pour Marino libero ! Marino è innocente !, une pièce qui démonte la version de l’assassinat d’un commissaire de police d’un petit voyou repenti, Leonardo Marino, mettant en cause Adriano Sofri (et de deux ses camarades), alors leaders du groupe gauchiste Lotta Continua.

Mais le comédien et auteur très engagé paiera aussi un prix terrible à ses insolences : son inséparable compagne, dans la vie mais aussi sur scène dans la plupart de ses spectacles, l’actrice Franca Rame, grande militante féministe, est enlevée en 1973 par un groupe de nervis d’extrême droite, torturée et violée.

Finalement relâchée, elle convainc Dario de faire de cette sauvagerie un spectacle relatant son calvaire, mais surtout ridiculisant ses agresseurs et dénonçant les manipulations et troubles utilisations des fascistes par le pouvoir. La pièce marque profondément l’Italie au mitan des années 1970.

Depuis le décès de Franca en 2013, Dario Fo s’était retiré dans une relative retraite. Après s’être mobilisé avec d’autres prix Nobel (Orhan Pamuk, Günter Grass, Mikhaïl Gorbatchev ou Desmond Tutu) en 2006 en faveur de l’écrivain Roberto Saviano, menacé de mort par la mafia napolitaine, Dario Fo, en bon libertaire, avait apporté ces dernières années son soutien à l’inclassable Mouvement Cinq étoiles du comique Beppe Grillo. Un mouvement qui le séduisit sans doute par sa rude contestation des élites italiennes, même si son leader y exerce un autoritarisme bien peu libertaire en son sein… Ce ne fut sans doute pas son meilleur choix.

Dario Fo demeure toutefois l’un de ceux qui a révolutionné, après-guerre, le théâtre et la satire dans la Péninsule, avec des occurrences qui font souvent penser au cinéma de Fellini. Dario Fo fait partie désormais du répertoire dramaturgique mondial. Déjà (ou très bientôt) un classique. N’en déplaise à nos « experts » de la critique.

Théâtre
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