L’Université israélienne, un outil politique de premier ordre

Le cinéaste Eyal Sivan et la productrice Armelle Laborie publient aux éditions La Fabrique un plaidoyer argumenté en faveur du boycott culturel et universitaire d’Israël.

Politis  • 19 octobre 2016 abonné·es
L’Université israélienne, un outil politique de premier ordre
© SVEN NACKSTRAND/AFP

La colonisation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est, d’une part, et le blocus de Gaza, d’autre part, ne suscitent rien d’autre dans les grandes capitales occidentales que de vagues protestations. Depuis un demi-siècle, la colonisation des territoires palestiniens se poursuit en toute impunité. Devant la faillite et la complicité de la communauté internationale, les sociétés civiles ont pris l’initiative d’une vaste campagne de boycott des produits israéliens. Faut-il épargner les universités ? Peut-on boycotter des institutions a priori productrices de savoir et d’éducation ? Eyal Sivan et Armelle Laborie répondent à cette question dans un livre très convaincant qui analyse les caractéristiques particulières de l’Université israélienne. Nous en avons sélectionné l’extrait qui suit.

Le prestige international de l’Université israélienne constitue un moteur essentiel de la hasbara [communication officielle de l’État, NDLR], où elle apparaît comme le symbole d’une culture pluraliste, créative et dynamique. Pourtant, à y regarder de plus près, l’institution universitaire israélienne a des caractères bien particuliers qui en font un outil politique de premier ordre, à l’opposé de ce qu’on entend généralement par « libertés académiques ».

Les auxiliaires de la recherche militaire

En état de guerre officiel depuis plus de soixante ans, Israël a envahi et occupé successivement des territoires de tous ses États voisins. Il poursuit l’occupation militaire la plus longue de l’histoire moderne et mène depuis un demi-siècle une colonisation militaire et civile. Il est le sixième exportateur mondial d’armes et de matériel de sécurité, qui représentent 25 % de ses exportations annuelles. Dans ce contexte de militarisation intense, la vigueur de l’institution universitaire israélienne tient en grande partie aux liens étroits qu’elle entretient avec l’institution militaire et sécuritaire, au point que, par endroits, les deux sont quasiment fusionnées. Comme l’indique Avraham Katzir, professeur de physique et fondateur du prestigieux groupe de recherche en physique appliquée de l’université de Tel-Aviv, « chacun de nous est à la fois citoyen israélien et actif dans les domaines militaires. Je suis un universitaire, j’ai fait mon service militaire et j’ai aussi travaillé plusieurs années pour Rafael [le plus grand groupe industriel militaire israélien]_. Toutes ces choses mises ensemble font que nous nous aidons mutuellement – ce qui n’existe pas_ [ailleurs]_. J’ai voyagé aux États-Unis et en Europe, et là-bas il y a une déconnexion entre les groupes de travail_ [universitaires] et l’armée  ; ils détestent l’armée  ! Je pense que si nous, nous réussissons, c’est parce que nous nous soutenons beaucoup. »

De fait, l’université de Tel-Aviv, à travers le large éventail de ses recherches, théorise la stratégie militaire, justifie les moyens mis en œuvre pour l’appliquer et participe à la conception d’armements, d’outils de renseignement et de police. En janvier 2009, elle annonçait avoir conduit pas moins de 55 projets technologiques conjointement avec l’armée israélienne pendant l’année précédente et se déclarait « en première ligne pour maintenir les avantages militaires et technologiques d’Israël ».

Bien que l’armée israélienne dispose de plusieurs unités internes de R&D (Recherche et Développement), l’essentiel de la R&D militaire est réalisé par des institutions -universitaires civiles, en coopération avec des sociétés privées et avec l’armée. Les innovations qui en résultent deviennent ensuite des produits rentables pour les marchés militaires, sécuritaires et civils. Les exemples d’investissement militaire dans l’université sont nombreux. Ainsi, l’université Bar-Ilan a développé l’intelligence artificielle pour les véhicules de combat sans pilote, et le célèbre Institut -Weizman (trois prix Nobel) travaille en partenariat avec Elbit Systems Ltd, énorme entreprise de technologie militaire. Mais le meilleur exemple d’interconnexion entre l’Université et l’armée est l’Institut poly-technique du Technion, à Haïfa. C’est un établissement civil qui s’enorgueillit de compter parmi ses 13 000 étudiants le plus haut pourcentage de réservistes appartenant « à la fois à l’élite académique du Technion et à l’élite militaire de l’Israel Defense Force ». Travaillant étroitement avec les deux géants de l’armement israélien, Elbit Systems Ltd et Rafael, le Technion a développé les recherches qui ont permis, par exemple, de fabriquer le célèbre bulldozer D9 télécommandé, utilisé par l’armée israélienne pour la destruction de maisons et de bâtiments palestiniens. C’est aussi au Technion qu’a été conçue la technologie avancée des drones de renseignement ou de combat destinés entre autres aux exécutions extra-judiciaires. Les exportations militaro-sécuritaires israéliennes connaissent une telle croissance que le -Technion a ouvert en 2015, dans le cadre de ses cours de management industriel, un cursus en « Exportation et marketing de matériel militaire et sécuritaire ». Le conseiller pédagogique de ce programme assure que les enseignants ont une grande expérience du sujet grâce à leur pratique du terrain.

L’intrication du militaire et de l’enseignement supérieur s’est intensifiée depuis la création, dans les années 1990, d’instituts d’études stratégiques affiliés aux universités, tous dirigés par d’anciens officiers. Ainsi s’explique l’importante proportion d’anciens militaires et de représentants de l’industrie privée de la sécurité dans les conseils d’administration et le corps enseignant des universités israéliennes – ce qui diminue d’autant le nombre de sièges tenus par des enseignants civils dans les comités de direction universitaires. Parmi les très nombreux exemples, le général Ami Ayalon, après avoir dirigé la marine de guerre puis le service de sécurité intérieure (Shin Beth), a été nommé en janvier 2011 président du conseil d’administration de l’université de Haïfa. Carmi Gillon, qui a également dirigé le Shin Beth, est aujourd’hui vice-président de l’université hébraïque de Jérusalem, chargé des relations internationales. La colonelle Pnina Sharvit-Baruch, à l’origine des théories préconisant l’adaptation du droit de la guerre aux conflits contemporains, a organisé la justification légale du bombardement massif de Gaza lors de l’opération « Plomb durci », après quoi elle a été nommée à un poste d’enseignante au département de droit de l’université de Tel-Aviv, et de chercheuse à l’INSS [Institute for National Security Studies, NDLR]. Le professeur Arnon Sofer dirige à la fois le collège pour la Sécurité nationale de l’armée et le département de géostratégie de l’université de Haïfa. Il a placé le « problème démographique » au cœur des travaux menés par son département, et s’enorgueillit de l’influence de ces études sur des sujets aussi sensibles que le droit au retour des réfugiés ou le mur de séparation. À l’université de Tel-Aviv, le général Gadi Eizenkot, aujourd’hui chef d’état-major, a développé la « doctrine Dahiya » (nom du quartier chiite de Beyrouth rasé lors de l’attaque d’Israël contre le Liban en 2006), qui préconise de ne pas faire de différence entre cibles militaires et cibles civiles lors de représailles en milieu urbain. Quant au philosophe Asa Casher, professeur d’éthique à l’université de Tel-Aviv, après avoir participé en 1994 à la rédaction de L’Esprit Tsahal, code éthique de l’armée israélienne, il a co-écrit avec le général Yadlin en 2004 le Code éthique de la lutte antiterroriste, qui justifie les exécutions extrajudiciaires (ou « neutralisations ciblées »), ainsi que le droit de tuer des civils s’il s’agit de protéger la vie de soldats israéliens. C’est en partie grâce aux travaux du professeur Casher que l’on peut affirmer aujourd’hui que « l’armée israélienne est la plus morale au monde ».

Dans le cursus universitaire lui-même, toutes sortes d’avantages sont réservés aux anciens soldats, surtout à ceux qui ont fait leur service dans des unités combattantes. La loi israélienne stipule que les universités doivent accorder un traitement particulier aux soldats réservistes sous forme de bourses d’études et d’accès privilégié à des services para–universitaires. Mais il existe aussi des programmes de « réserve universitaire » grâce auxquels l’armée et les sociétés d’armement financent les études de futurs soldats, qui devront en retour s’acquitter d’un service prolongé. Ainsi, par exemple, les étudiants en sciences de l’université hébraïque qui bénéficient du programme militaro-académique Talpiot portent l’uniforme tout au long de leur cursus et vivent dans une zone militaire sur le campus de l’université, qui organise des cours spéciaux à leur intention. Ils doivent ensuite intégrer les services de R&D de l’armée. De même, le programme Havatzalot (« fleurs de lys », en hébreu) dispose d’une base militaire sur le campus de l’université de Haïfa pour les futurs officiers du renseignement. Il va sans dire que les citoyens arabes d’Israël (ainsi que les Juifs religieux ultra-orthodoxes et les refuzniks), qui ne font pas de service militaire, sont exclus de ces divers avantages. Il va sans dire également qu’aucune des universités israéliennes n’a jamais exprimé la moindre opposition, même symbolique, à cette interférence militaire dans leur fonctionnement.

Silence et collaboration institutionnelle

Ces connexions étroites avec l’armée expliquent en partie que l’institution universitaire israélienne garde le silence sur l’occupation et les crimes de guerre qui l’accompagnent, soutenant de fait une situation de statu quo. Depuis l’occupation en 1967 de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, les établissements palestiniens d’enseignement supérieur ont été fermés, bloqués, assaillis, saccagés et bombardés par l’armée israélienne sans que jamais les universités israéliennes n’émettent la moindre protestation. Au contraire, chaque opération militaire est l’occasion pour elles d’exprimer leur soutien aux actions en cours, et d’annoncer la liste des avantages qu’elles réservent aux combattants. C’est ainsi, par exemple, que lors de l’opération « Barrière protectrice » pendant l’été 2014, l’université hébraïque de Jérusalem a créé un fonds spécial destiné à financer des bourses pour ses étudiants participant à l’attaque contre Gaza. Quant à l’université de Tel-Aviv, elle a accordé un an de cours gratuits aux étudiants combattants et a publié un communiqué déclarant : « L’université de Tel-Aviv comprend et soutient toutes les forces de sécurité qui travaillent à la restauration du calme et de la sécurité pour Israël, notamment ses étudiants et employés rappelés dans les forces de réserves pour faire leur devoir. » Le président de l’université de Tel-Aviv en a profité pour rappeler que « l’université de Tel-Aviv a contribué et contribuera encore grandement à la sécurité nationale ».

Pas plus que les institutions universitaires proprement dites, les unions d’enseignants ni les syndicats d’étudiants ou les associations professionnelles universitaires n’ont jamais dénoncé les entraves continuelles aux libertés académiques de leurs confrères palestiniens dans les territoires occupés. L’Union nationale des étudiants israéliens a même organisé dans le centre interdisciplinaire Herzliya une war-room destinée à la hasbara en ligne, dans laquelle 400 étudiants se sont portés volontaires pour défendre les politiques israéliennes sur les réseaux sociaux. Elle est également impliquée dans une initiative plus discrète, révélée par Haaretz en août 2013, qui consiste à former, en collaboration avec le bureau du Premier ministre, des « unités secrètes » implantées dans sept universités d’Israël et destinées à diffuser la hasbara sur Internet.

S’il est vrai que quelques voix critiquant la politique israélienne et rejetant la stratégie d’occupation ont pu se faire entendre ponctuellement dans les universités israéliennes, elles sont de moins en moins nombreuses, intimidées par des menaces de sanctions sévères. Par exemple, le professeur Hanoch Sheinman, de l’université Bar-Ilan, s’est exprimé au cours de l’été où les bombes de l’opération « Barrière protectrice » tombaient sur la bande de Gaza. Dans un e-mail adressé à ses étudiants au sujet d’une prochaine date d’examen, il commençait par quelques phrases exprimant sa sympathie envers toutes les victimes de l’opération en cours, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes. Les réactions ont été immédiates. Le doyen de la faculté de droit, puis la direction de l’université Bar-Ilan, suivie de celles de Tel-Aviv et de Ben-Gourion, ont aussitôt condamné « des expressions extrêmes et inappropriées ».

Depuis le début des années 2000, des groupes de pression comme Im Tirtzu, Israel Academia Monitor ou IsraCampus s’appliquent à dénoncer les voix universitaires discordantes en publiant en ligne des listes de professeurs israéliens qu’ils jugent « traîtres à Israël ». Sur ces plateformes, les étudiants sont incités à participer à la délation des professeurs trop contestataires, en rapportant leurs propos.

© La Fabrique éditions

Un boycott légitime. Pour le BDS universitaire et culturel de l’État d’Israël, Eyal Sivan et Armelle Laborie, La Fabrique, 150 p., 10 euros.

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