Donald Trump ou l’uberisation de la politique

En menant une campagne victorieuse sans passer par les corps intermédiaires traditionnels, Trump a-t-il ouvert une nouvelle voie politique ?

Pauline Graulle  • 12 novembre 2016 abonné·es
Donald Trump ou l’uberisation de la politique
© Photo: Première rencontre entre Donald Trump et Barack Obama, le jeudi 10 novembre, à la Maison blanche (WIN MCNAMEE / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

C’est une révolution passée presque inaperçue : jeudi dernier, pour la première fois dans l’histoire d’une grande démocratie moderne, un candidat sans parti politique est entré à la Maison Blanche. Donald Trump ne l’a pas caché. Durant toute sa campagne, il n’a même eu de cesse de vouer aux gémonies le Grand Old Party dont il a pourtant remporté la primaire en juillet dernier – si bien que nul ne sait aujourd’hui selon quel programme et avec quels alliés il s’apprête à gouverner le pays…

Jouer à saute-mouton avec les institutions pour prendre le pouvoir ? En janvier 2016, le Time publiait un article visionnaire où il estimait que la campagne de Trump était caractérisée par la « désintermédiation » :

Donald Trump est le candidat à la présidentielle le plus “désintermédié” de l’histoire, expliquait le magazine. Il a contourné les intermédiaires traditionnels – parti, presse, instituts de sondage et relais d’influence – pour vendre sa candidature directement aux votants.

Nouvel entrant dans le monde politique – où il pourrait désormais connaître une belle carrière – le concept de « désintermédiation » est éprouvé dans le monde économique. Il désigne cette nouvelle économie incarnée par Uber ou AirBnb qui consiste à mettre en lien direct les clients avec les fournisseurs de service.

Exactement ce qu’a fait Trump pour communiquer avec les électeurs américains, réussissant par là même à transformer en atouts trois faiblesses majeures :

  • 1) l’absence de soutien de l’état-major Républicain ;

  • 2) la levée de bouclier contre sa candidature dans la presse – même dans les journaux conservateurs ;

  • 3) le dégoût qu’il a inspiré au très influent monde du divertissement, le tout Hollywood se mobilisant publiquement contre sa candidature (voir parmi tant d’autres le clip de Robert de Niro ou le soutien affiché du couple Beyonce-Jay Z à Hillary Clinton).

Trump (tout) contre le reste du monde

Evidemment, cette stratégie réussie de désintermédiation n’aurait pas été possible sans l’immense fortune personnelle du magnat de l’immobilier qui lui a permis de se passer des subsides du parti Républicain (et donc de son soutien) pour financer meetings et spots TV. Elle n’aurait pas été possible non plus sans sa notoriété ancienne construite (cette fois) par les médias traditionnels. Reste que la nouvelle donne technico-médiatique sur laquelle le candidat a su s’appuyer pour élaborer sa stratégie de campagne, à savoir la télé-réalité et les réseaux sociaux, a été déterminante.

Après des décennies d’un feuilleton médiatique haletant sur les déboires de l’empire Trump dans les années 1990, sa participation, comme producteur et personnage central de l’émission de télé-réalité « The Apprentice », en 2004, sera un « coup de maître » selon le Time. Vingt millions d’Américains entrent alors dans l’intimité du milliardaire, « peu importe que cette intimité soit une illusion », estime le journal, ce genre de situation ayant « pour indéniable avantage de créer des adeptes loyaux, même pour les plus détestés des personnages ».

Une décennie plus tard, ce personnage central de la culture américaine a fait fructifier son incroyable capital médiatique. Depuis l’annonce de sa candidature à la primaire, ses 14 millions de followers sur Twitter (contre 10,9 millions pour Hillary Clinton) ont pu consommer du « Trump » en streaming, sans attendre que leur champion soit invité dans les médias traditionnels. A toute heure du jour ou de la nuit, et sans que cela coûte un pence à l’intéressé, ses « fans » auront, pour leur plus grand divertissement, tout lu et tout entendu (dérapages et énormités compris !). Tout sauf, bien sûr, la moindre contradiction journalistique…

La politique sans filtres

Et c’est là l’un des nombreux avantages de cette communication politique « sans filtres ». Outre sa force de frappe quantitative – en quelques clics, un message est diffusé à des millions de personnes – la campagne désintermédiée de Trump a permis à la propagande de jouer à plein. Dans cette relation directe entre émetteur et récepteur, le tiers, qu’il soit journaliste, expert, ou opposant politique, est tout bonnement évacué. Et de fait, la voie se libère pour tous les mensonges, énormités ou possibles. Le triomphe de Trump « est dû à quelque chose de nouveau […]. Un effondrement des diverses institutions d’autorité culturelle dont l’influence permet aux gens de prendre des décisions politiques intelligentes », expliquait l’essayiste Paul Berman dans une tribune du _Monde, vendredi.

Habilement, Donald Trump ne s’est pourtant pas contenté d’utiliser la désintermédiation comme manière de faire de campagne. Le candidat autoproclamé de l’anti-establishment en a fait un véritable « argument de vente » auprès d’un public toujours plus méfiant vis-à-vis des médias traditionnels et accusés de céder au « politiquement correct ». Dans une interview au magazine _Esquire, le réalisateur Clint Eastwood, l’un de ses rares soutiens à Hollywood, expliquait ainsi : « La force de Trump, c’est qu’il dit juste ce qu’il a dans la tête ». Qu’importe donc, qu’il raconte n’importe quoi, Trump vaut d’abord et avant tout parce qu’il est « sans filtres », même psychiquement.

Reste à savoir combien de temps durera cette imparable cohérence (entre le fond et la forme, la personnalité du candidat et ses idées…) de campagne. En entrant à la Maison Blanche, Donald Trump, le néophyte en politique, est aussi entré, pour la première fois, dans le monde des institutions et de la contradiction démocratique. Autant d’intermédiaires entre lui et le reste du monde dont il ne pourra, cette fois, pas faire l’économie.

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