Fidel Castro : un « cruel gentil »

Le Lider Maximo – héros ou bourreau – était l’homme de tous les paradoxes et de tous les oxymores.

Denis Sieffert  • 30 novembre 2016 abonné·es
Fidel Castro : un « cruel gentil »
© ADALBERTO ROQUE/AFP

« Robespierriste et anti-robespierriste, dites-nous seulement quel fut Robespierre. » Cette phrase de l’historien Marc Bloch pourrait parfaitement s’appliquer à Fidel Castro. Depuis l’annonce de sa mort, le 26 novembre au matin, à 90 ans, Fidel Alejandro Castro Ruz est l’enjeu d’une bataille d’interprétation presque aussi violente que la révolution elle-même. Les idolâtres ne manquent pas. Mais les ennemis animés par une haine inextinguible sont plus nombreux encore et, il faut le dire, ils ont davantage la parole dans nos régions où les exilés, en France et surtout aux États-Unis, sont rompus à l’art de la communication occidentale.

En vérité, Fidel Castro a deux visages, irréconciliables. Au libérateur et réformateur social, dont l’œuvre est incontestable, a succédé un autocrate impitoyable. On ne peut le comprendre sans remonter à l’histoire, sans savoir ce qu’était le Cuba d’avant, en proie à la dictature féroce de Fulgencio Batista, parvenu au pouvoir par un coup d’État en 1952. Car, plus qu’un régime policier barbare, Batista incarnait la mainmise absolue des États-Unis sur l’île. Les Cubains étaient spoliés du produit de leur travail, envahis par une culture et des mœurs qui n’étaient pas les leurs. L’expression « Cuba, bordel de l’Amérique » résumait à elle seule la considération du grand voisin du Nord pour cette petite île des Caraïbes.

La révolution de 1959, dont Castro fut le principal artisan et l’incontestable « lider », est donc à la fois une révolution sociale et nationale. Castro et ses « barbudos » ont été porteurs d’une aspiration de justice sociale, mais peut-être plus encore de réappropriation d’une culture et d’une dignité. Si on ne comprend pas cela, on ne peut comprendre que Castro soit resté, envers et contre tout, une figure mythique pour beaucoup de Cubains et de Latino-Américains.

L’ambiguïté du personnage naît aussi de la situation internationale. Contrairement à ce que dit l’historiographie occidentale, Castro et ses lieutenants de la Sierra Maestra n’étaient pas initialement communistes. Ils ont même affronté le Parti communiste cubain, qui ne voyait pas d’un bon œil ces intrus mal identifiés et incontrôlables. Et surtout – pire que tout – portés par une véritable ferveur populaire. Castro était si peu communiste que son premier voyage fut pour Washington, dès avril 1959, soit trois mois après la prise du pouvoir à La Havane. Richard Nixon, alors vice-président, qui le reçut, l’a défini comme « plus naïf que communiste ». Le leader cubain souhaitait alors négocier le retrait des intérêts américains moyennant certaines -indemnisations. Rendre au peuple son dû en quelque sorte. Naïf, en effet ! En réalité, dès le mois de mars, Eisenhower avait décidé de renverser le nouveau régime par tous les moyens. Cela conduira, deux ans plus tard, alors que Kennedy est à la Maison Blanche, à la désastreuse opération de la « baie des Cochons », tentative de débarquement orchestrée depuis Washington. Le fiasco de cette opération va beaucoup contribuer à asseoir la légende de Castro, le « petit » qui résiste à « l’ogre impérialiste ». Et à entretenir un espoir auprès de tous les peuples colonisés.

L’embargo commercial poussera ensuite le jeune pouvoir à se rapprocher de l’Union soviétique. Ce n’est qu’en avril 1961 qu’il proclamera « le caractère socialiste » de sa révolution. Khrouchtchev sera tout heureux d’hériter d’une base avancée à 150 kilomètres des côtes américaines. Ce qui donnera la fameuse crise des missiles en 1962, lorsque le numéro un soviétique voudra installer des rampes de lancement pour SS-4 à têtes nucléaires à Cuba. La suite était pour ainsi dire écrite. Malgré une véritable politique sociale qui aboutira à la gratuité scolaire et à un système de santé performant et accessible à tous, Cuba tombera dans la dépendance exclusive de l’Union soviétique. Difficile alors de démêler le bon grain de l’ivraie. Que serait devenue la révolution cubaine sans l’hostilité du monde occidental, sans l’isolement ? Sans le mortel embargo américain qui a pris en otage toute une population ? Quelles étaient les véritables intentions de Castro ? Sans doute étaient-elles sincèrement de justice sociale et d’indépendance.

L’histoire en a décidé autrement. Le régime s’est progressivement « stalinisé », combinant de spectaculaires avancées sociales et des atteintes insupportables aux libertés, assorties d’une répression féroce à l’encontre des opposants. Le chiffre des 450 fusillés, agents de Batista, promis par Castro au cours de la première année a été rapidement dépassé. Comme le dit Régis Debray, « tout dissident est devenu un agent de la CIA ». Si le préjugé romantique a survécu, c’est que Castro a réussi le miracle de tenir tête à l’impérialisme américain alors que celui-ci installait des dictateurs à sa solde partout en Amérique latine, et qu’il livrait l’épouvantable guerre du Vietnam.

Et puis, pour renforcer encore un peu plus le paradoxe, Castro apparaissait à ses hôtes comme un homme chaleureux. Un « cruel gentil », dit encore Debray, qui l’a bien connu. Un homme qui avait « le talon de fer affectueux [^1] ». Sans oublier la part du folklore sans laquelle on ne saurait parler de Castro : les discours interminables, les cigares et une emphase révolutionnaire devenue de plus en plus insupportable à mesure que la réalité s’éloignait d’une mythologie soigneusement entretenue. Puis, comme une fatalité, l’effondrement de l’URSS en 1991 allait sceller l’échec de la révolution cubaine. Une révolution dont l’esprit était mort depuis longtemps.

[^1] Loués soient nos seigneurs, Régis Debray, Gallimard, 1996.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes