« Gorge Cœur Ventre », de Maud Alpi : Mauvais sang

Dans Gorge Cœur Ventre, Maud Alpi filme sans voyeurisme les couloirs d’un abattoir où les animaux sont conduits à la mort.

Christophe Kantcheff  • 16 novembre 2016 abonné·es
« Gorge Cœur Ventre », de Maud Alpi : Mauvais sang
© Photo : Shellac

Désormais, des associations et des lanceurs d’alerte rendent publiques sur le Net des vidéos faites pour dénoncer la manière dont on traite les animaux dans les abattoirs. Certains rangeront peut-être le premier long métrage de Maud Alpi, Gorge Cœur Ventre, dans cette même visée militante. Ce qui, sans être complètement faux, serait réducteur et occulterait ce que le film a vraiment d’extraordinaire.

Gorge Cœur Ventre se déroule presque intégralement dans un abattoir. Pas dans la partie où les bêtes sont devenues des masses de viande qu’on découpe, ni là où elles sont mises à mort, mais dans les couloirs labyrinthiques qui les conduisent vers leur exécution. C’est, dans le métier, ce qu’on appelle la bouverie. Un jeune homme, Thomas, y est employé, accompagné d’un chien, Boston, qui l’attend à l’extérieur quand son maître ne l’autorise pas à le suivre.

Virgile Hanrot, comédien non professionnel, interprète Thomas, tout en étant dans une situation de travail réel. C’est que la forme et la nature du film ont évolué en cours de réalisation. À l’origine, la fiction avait plusieurs personnages et se développait hors de l’abattoir. Mais l’atmosphère de la bouverie où la cinéaste a tourné, l’activité s’y poursuivant normalement, l’a happée.

À l’écran, cette antichambre de la mort a tout de L’Enfer de Dante. L’endroit est aussi crépusculaire que la chambre du roi Soleil agonisant dans le film d’Albert Serra La Mort de Louis XIV (voir Politis n° 1426). Le chef opérateur est le même : Jonathan Ricquebourg. On distingue des marques sur les murs de béton, dont on ne sait qui a pu les laisser, sans doute les animaux avant leur sacrifice, comme ultime témoignage de leur passage terrestre. Les vaches sont les unes derrière les autres, apeurées, réticentes à avancer. Les cochons s’affolent, se coincent la tête dans les grilles adjacentes, cherchent en vain une issue. Ça meugle, ça couine. Un bruit incessant règne dans le lieu, rauque, lourd, soudain entaillé par un gémissement strident.

Osons le mot : on est ici en présence d’un univers concentrationnaire et d’une logique productiviste dans la tuerie de masse. Mais le cauchemar prend aussi, littéralement, un tour onirique – on pense bien sûr au court-métrage de Georges Franju, Le Sang des bêtes (1949), qui, lui, montrait la mise à mort. L’image devient tableau quand la cinéaste cadre de près les animaux, le pelage ondoyant des vaches, des parties de leur tête. Certaines la blottissent contre le corps des autres, comme dans un geste de protection. Il arrive aussi qu’un animal fasse un regard caméra, pénétrant au plus profond le spectateur, dont le point de vue est singulièrement interrogé. Inutile de préciser que Gorge Cœur Ventre est dérangeant, sans être jamais voyeuriste.

Le rôle de Thomas est d’orienter les bêtes vers leur « destin ». Il occupe souvent le bord du cadre. C’est, ici, la place de l’humain. À l’un de ses collègues, il confie être hanté par des cauchemars. Thomas est dans l’ambivalence de celui qui accomplit sa tâche, infligeant des coups de bâton électrifiés aux animaux, bien que pris par une certaine compassion. Son attitude n’est à nos yeux pas si étonnante. Alors qu’elle semble l’être à ceux de son chien.

Boston, crédité au générique, est en effet un vrai personnage de Gorge Cœur Ventre. À l’intérieur de l’abattoir, son regard ne cesse d’aller d’une vache à son maître, et vice versa, comme s’il cherchait à comprendre la clé de ces mauvais traitements. Avec lui, le film se met vraiment à hauteur d’animal. C’est son témoin capital.

Gorge Cœur Ventre, Maud Alpi, 1 h 29.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes