« La Sociale », de Gilles Perret : L’épopée de la Sécu

Dans La Sociale, Gilles Perret rend un bel hommage à Ambroise Croizat, qui fut l’un des fondateurs de notre système de protection sociale. Un documentaire entre passé et présent.

Jean-Claude Renard  • 9 novembre 2016 abonné·es
« La Sociale », de Gilles Perret : L’épopée de la Sécu
© Photo : AFP

Épisode 1 : conçue comme un service public et indépendant de l’État, directement géré par les assurés eux-mêmes, la Sécurité sociale se fonde entre deux ordonnances et trois lois. Il s’agit d’un réseau coordonné de caisses se substituant à plusieurs centaines d’organismes, visant les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès, s’étendant aux allocations familiales et concernant l’ensemble de la population. Son financement repose sur les cotisations.

Épisode 2 : dans les années 1960, on assiste à une prise en main de l’institution par l’État. Peu à peu, les conseils d’administration vont laisser plus de place aux patrons.

Épisode 3 : la dimension économique s’impose à partir des années 1980, les attaques libérales se succèdent (CSG, CRDS), dans une stratégie gestionnaire qui ne laisse guère d’espace à la solidarité imaginée initialement.

Initialement, justement, cette entreprise, esquissée par le Conseil national de la Résistance (CNR), est portée par un homme, au lendemain de la guerre, en 1946. Qui le sait, qui s’en souvient ? Relatant la naissance et l’essor de la Sécurité sociale, Gilles Perret aurait pu céder à l’austérité des chiffres, des décrets et des lois. Il y échappe en donnant un visage à ce qui se révèle une épopée, celui d’une figure oubliée de l’histoire sociale, effacée de l’histoire officielle : Ambroise Croizat (1901-1951). Et c’est depuis une usine de métallurgie en pleine activité, au cœur de la vallée de la Tarentaise, en Savoie, là où a grandi ce fils d’ouvrier, dans le bruit infernal des machines, la sueur des ouvriers et l’incandescence de la matière, que le réalisateur ouvre son documentaire, revenant aux sources de la Sécurité sociale, opérant de facto un lien direct avec notre quotidien, un aller-retour entre passé et présent, véritable parti pris formel et narratif de La Sociale.

Des types comme Ambroise Croizat, il n’y en a pas des bottes. C’est un engagement syndical auprès de la CGT quand il est d’abord ajusteur, une adhésion au Parti communiste, un statut de député, une condamnation aux travaux forcés dans un bagne algérois pour avoir soutenu le pacte germano-soviétique, la CGT clandestine, puis le CNR et le ministère du Travail, l’application de la Sécu, avec l’appui de la CGT, en seulement six mois, démontrant « la capacité de pouvoir du mouvement ouvrier ».

Il y a chez cet homme une urgence que laisse deviner le réalisateur des Jours heureux (2014), cette urgence, ou cette volonté de justice, de sortir de la peur de la maladie, de l’accident, du lendemain. Redoublant l’incarnation plutôt que de recourir à la voix off, au commentaire, c’est à -Jolfred Fregonara de réanimer cette figure, lui-même inscrit à la CGT en 1936, chef d’orchestre de la mise en place de la Sécu en Haute-Savoie en 1946 (et décédé en août dernier). « On était les rois, on était des travailleurs, on savait ce qu’on voulait, la Sécu, c’était pour nous ! »

Aux propos des historiens et des sociologues (Colette Bec, Bernard Friot, Frédéric Pierru notamment), sobres et face caméra, relatant un pan de cette aventure sociale, plurielle, collective et individuelle, rapportant « cette bataille pour la dignité, le droit à la santé et à la vie », selon l’historien Michel Etiévent, loin de la charité mais poussée vers la solidarité, Gilles Perret ajoute des images actuelles tournées sous la verrière de la Bourse du travail, d’autres au ministère du Travail, des photographies et des images d’archives rares, en noir et blanc, des actualités d’époque. Des images extraordinaires de labeur, de chantier, d’usine, de mobilisations et de manifestations traduisant tous les combats de mutuelles, de syndicats, de corporations.

Sans lyrisme mièvre, Gilles Perret rend ainsi à Croizat ce qui appartient à Croizat, qui meurt d’épuisement à l’âge de 51 ans. Un million de personnes assisteront à son enterrement. Il y avait pour lui, en effet, urgence à bouleverser la société française, avant qu’il ne soit trop tard, peut-être. Sans doute se souvenait-il, avec hantise, que dans les années 1920, des initiatives ouvrières créaient des sociétés de secours mutuel. Des initiatives que les patrons percevaient mal, y voyant une subversion et menaçant déjà de délocaliser leurs entreprises dans les colonies. C’était il y a quatre-vingt-dix ans. On se croirait presque dans les années 2010. C’est toute l’actualité du film de Gilles Perret.

La Sociale, de Gilles Perret, 1 h 25.

Cinéma
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