Nick Cave : Une humanité mise à nu

The Skeleton Tree, le dernier album de Nick Cave, funèbre et bouleversant, apparaît marqué par la mort soudaine de l’un de ses fils en 2015.

Jacques Vincent  • 2 novembre 2016 abonné·es
Nick Cave : Une humanité mise à nu
© Photo : Kerry Brown

Le 14 juillet 2015, l’un des fils de Nick Cave, Arthur, trouvait la mort en tombant du haut d’une falaise de Brighton, où le musicien et sa famille sont installés depuis quelques années. L’autopsie révèlera que l’adolescent était sous LSD au moment de sa chute. L’information a été largement diffusée, au moment de l’événement lui-même et à la sortie du nouvel album de Nick Cave et des Bad Seeds, dont l’écriture avait débuté environ six mois avant les faits.

L’album et cette funeste nouvelle sont ainsi devenus indissociables. Ce n’est pas sans poser problème pour le critique, tellement cette association perturbe la liberté d’appréhension de l’objet. La puissance tragique d’un tel événement interroge sans arrêt la -possibilité d’une distanciation. Tout semble faire signe d’une manière trop évidente, et l’on se sent un peu désemparé dans la tentative pourtant nécessaire de faire la part des choses et dans la crainte de surinterpréter. Disons que l’on aurait préféré recevoir la nouvelle dans un deuxième temps et la saisir seulement comme un éclairage supplémentaire s’ajoutant aux impressions premières. D’autant que, pour ce que l’on en sait, une grande partie des chansons ont été écrites avant le drame.

On n’imagine guère, venant d’un artiste de la dimension de Nick Cave, une évocation trop littérale de la douleur. Et la fréquentation des ténèbres n’est pas une nouveauté, ni les métaphores bibliques pour quelqu’un qui a toujours puisé dans les écrits ancestraux de l’humanité comme dans le blues le plus ardent les meilleures illustrations de sa vision de l’âme humaine – sa vision artistique aussi.

Cette vision est percutée par un événement dramatiquement réel, et c’est toute l’histoire de ce disque qui s’ouvre sur une chute Tu es tombé du ciel/Écrasé dans un champ ») et un refrain qui dit toute l’impuissance devant le drame : « Avec ma voix/Je t’appelle ». La voix : à la fois instrument premier du chanteur, ici désolée jusqu’à la presque aphonie, et le lieu où s’incarnent cruellement l’absence et le manque de la personne aimée, que l’on n’entendra plus.

En écho, dans le même registre : « I need you », la chanson la plus bouleversante du disque. Une élégie comme interprétée à genoux, la voix pleine de larmes. Décor funèbre planté en quelques mots : « Une longue voiture noire attend/Tu vas me manquer quand tu seras parti pour toujours. » Et cette lamentation dans un concentré d’humanité mise à nu, une demande de grâce : « J’ai besoin de toi/Plus rien ne compte réellement. »

Une grande partie du disque, dans sa dimension sonore, se résume à cela : fracas et désolation. Le grondement sourd des basses profondes évoque à la fois les ténèbres et un tremblement de terre, ou mille chevaux lancés au galop. Comme si la terre allait s’ouvrir et tout engloutir.

Les Bad Seeds, unis derrière Nick Cave, tissent une trame sonore impressionniste faite de grondements, de frottements, de glissandos, dans laquelle les instruments se mêlent jusqu’à oublier leur singularité. Elle illustre assez bien cette déclaration tellement juste du chanteur dans One More Time with -Feeling, le film réalisé par Andrew Dominik durant l’enregistrement du disque, diffusé une seule journée en septembre et prévu pour revenir sur les écrans de cinéma en décembre : « Ce qui se passe, lorsqu’un événement si catastrophique arrive, c’est qu’on change. On devient quelqu’un que l’on ne connaît pas. »

Bien que correspondant à ce moment particulier de la vie de Nick Cave, The Skeleton Tree se situe aussi dans la fidèle continuité de l’œuvre de l’une des figures les plus importantes du rock de ces trente dernières années.

The Skeleton Tree, Nick Cave and The Bad Seeds, Pias.

Musique
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