Pour transformer la social-démocratie, la stratégie de la fronde

En Europe et aux États-Unis, l’aile gauche des partis sociaux-démocrates tente de transformer de l’intérieur la politique menée par ses formations. Pour quel résultat ?

Pauline Graulle  • 30 novembre 2016 abonné·es
Pour transformer la social-démocratie, la stratégie de la fronde
© Photo : Howard Walker/Anadolu Agency/AFP

Le documentariste américain Michael Moore l’a placé tout en haut de sa « to do list » (en cinq points) publiée sur Facebook au lendemain de l’élection de Donald Trump : « 1. Reprenons le contrôle du Parti démocrate pour le rendre au peuple. Les responsables actuels nous ont lamentablement trahis. »

Reconquérir les partis sociaux-démocrates pour mieux les « gauchir » de l’intérieur ? Nouvelle aux États-Unis, cette stratégie de la fronde fait, depuis quelques années, des émules en Europe. Alors qu’Oskar Lafontaine en Allemagne, Jean-Luc Mélenchon en France ou Pablo Iglesias en Espagne peinent à faire de leurs mouvements de la gauche radicale des concurrents sérieux aux partis socialistes locaux, l’aile gauche sociale–démocrate a décidé de hausser le ton et de croiser le fer en interne.

En France, les frondeurs Arnaud Montebourg et Benoît Hamon s’apprêtent à défier la ligne Hollande-Valls lors de la primaire du PS en janvier. En Italie, l’aile gauche du Parti démocratique a appelé à voter « non » au référendum du 4 décembre, qui pourrait conduire à la chute de son propre leader au pouvoir, Matteo Renzi. En Espagne, la récente démission du secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol, Pedro Sanchez, pour montrer qu’il refusait de donner son aval à une alliance gauche-droite au pouvoir a, là encore, ouvert une brèche. Et il n’y a plus guère qu’en -Allemagne qu’un social-libéral « pur jus » comme Martin Schultz puisse imaginer s’imposer sans coup férir à la tête du SPD pour concurrencer Angela Merkel en 2017.

En plein cœur de l’Europe, l’affrontement s’opère dorénavant au grand jour entre – pour le dire vite – sociaux-libéraux et keynésiens. Une montée de la conflictualité interne aux partis de gauche historiques que Fabien Escalona, enseignant à Sciences Po Lyon, explique notamment par un contexte électoral peu porteur : « Jusqu’à la crise économique, les partis sociaux-démocrates réussissaient encore à se maintenir au pouvoir, mais, depuis les années 2010, ils s’aperçoivent qu’ils doivent changer de logiciel s’ils veulent continuer à mobiliser une base électorale suffisante. Mais dans quelle direction ? Quand certains estiment que la social-démocratie doit se réinventer sur sa droite, d’autres sont entrés dans une logique inverse. »

La vague populiste aux États-Unis ou en France, comme le Brexit en Grande-Bretagne, a eu pour effet de décomplexer les uns et les autres : « Devant la poussée électorale de la droite identitaire, une partie de la social–démocratie européenne ne cache plus ses désaccords profonds avec la pente néolibérale prise par les partis sociaux-démocrates, ajoute l’eurodéputé socialiste Guillaume Balas, proche de Benoît Hamon. Nous ne sommes pas encore majoritaires, mais ça bouge. »

Dans le marasme actuel, ces sociaux–démocrates « de gauche » ont en effet quelques raisons de voir leur stratégie validée. En un an, pas moins de trois figures emblématiques de cette fronde ont émergé avec succès sur la scène politique internationale : Bernie Sanders aux États-Unis, Paul Magnette en Belgique et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne. Tous ont en commun d’avoir créé la surprise dans un jeu politique qu’on croyait verrouillé. Mais aussi de se revendiquer d’une social-démocratie « des origines », incarnée par le profil un peu à l’ancienne de ces personnages.

Autoproclamé « socialiste démocratique », Bernie Sanders, 75 ans, a ainsi toujours joué le jeu du Parti démocrate, qu’il soutient depuis 1992, même s’il prône une politique bien plus à gauche que celle en vigueur depuis vingt-cinq ans. Après avoir suscité l’engouement à la dernière primaire démocrate, le sénateur du -Vermont trouve désormais dans la défaite d’Hillary Clinton une chance historique d’imposer ses vues au cœur de la machine démocrate : « Sanders veut faire fructifier l’élan populaire que sa campagne a initié, notamment auprès des moins de 45 ans, en structurant son mouvement “Our Revolution”. Il entend ainsi faire abandonner au Parti démocrate la ligne centriste imposée par Bill Clinton dans les années 1990 », explique Luc Benoît A La Guillaume, professeur à l’université de Rouen, qui a analysé le discours politique américain.

Première étape, l’élection du président du parti, qui aura lieu avant le 31 mars prochain : « L’ancien candidat à la présidentielle soutient la candidature de Keith Ellison, l’un des rares musulmans noirs à siéger au Congrès. Les responsables démocrates de la Maison Blanche, eux, veulent une candidature plus modérée », souligne l’américaniste. La bataille s’annonce donc rude entre les pro-Sanders, qui estiment que la défaite d’Hillary Clinton signe la mort de la ligne sociale-libérale, et les partisans de la candidate, qui rappelleront qu’elle a perdu avec… deux millions de voix de plus que son adversaire.

Autre trublion, le socialiste belge Paul Magnette. En octobre dernier, le ministre-président de la Wallonie s’opposait, tel David contre Goliath, à la Commission européenne sur l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada (Ceta). Dix jours de bras de fer durant lesquels la petite Wallonie deviendra le centre du monde, et Paul Magnette le héros de l’opposition de gauche à la mondialisation néolibérale. Dans un entretien à Mediapart donné le 9 novembre, il revenait sur ses intentions somme toute mesurées – « amender » le traité dans un esprit de « synthèse » – et expliquait comment, « par un concours de circonstances », il avait réussi à créer le rapport de force grâce à une « coalition » avec des démocrates-chrétiens. Décidément bien loin du « bruit et la fureur » !

Reste le cas Corbyn. Dans le temple du blairisme, ce député qui évoluait depuis trente ans dans un courant minoritaire au Parti travailliste (Labour) a déclenché une véritable révolution au sein de la gauche britannique. Porté par un contexte favorable (le vote, à l’été 2015, d’une réforme pour saper l’aide sociale, à laquelle les parlementaires travaillistes ne cherchent pas à s’opposer), Jeremy Corbyn s’est retrouvé propulsé à la tête du parti en septembre 2015 à la faveur d’une primaire ouverte inédite. « Dès le début de sa campagne, Corbyn a été dépassé par son succès : les salles prévues pour ses meetings étaient trop petites », rapporte Thierry Labica, spécialiste d’études britanniques à l’université de Nanterre. Une « Corbyn-mania » qui s’explique, selon le chercheur, par un discours ancré bien à gauche, et qui a su mobiliser autant les abstentionnistes des anciennes cités minières que « les millions de militants qui avaient quitté le parti après l’intervention en Irak de Tony Blair. En l’espace de quelques mois, le parti a triplé de volume ! ».

Loin de remercier l’artisan de cet exploit, la génération blairiste montante du Labour ne cesse de tenter de se débarrasser de son nouveau leader en l’isolant et en le discréditant : « Depuis un an, la situation est très difficile pour lui, indique Thierry Labica. Les cadres du parti veulent faire croire qu’il est programmé pour la défaite, alors que ce qu’ils craignent, en réalité, c’est sa victoire. » Résultat : l’inertie domine.

C’est qu’au-delà des succès ponctuels de la stratégie de la fronde, une question demeure : est-elle réellement plus efficace que la tactique mélenchonienne du contournement des partis de gauche historiques ? Difficile à dire. D’autant que « la forme de la contestation dépend aussi de la structure de la compétition politique dans chaque pays », précise Fabien Escalona. Dans les systèmes où règne le bipartisme, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, il est presque impossible de peser à l’extérieur des partis démocrates, tandis que l’Espagne ou la France sont plus propices aux outsiders.

En outre, « il faut considérer ces deux stratégies de manière dialectique, ajoute Fabien Escalona. Les frondeurs n’auraient pas pris autant de poids politique s’il n’y avait pas eu Jean-Luc Mélenchon qui tirait le PS sur sa gauche, et inversement ». De même, « Syriza [seul parti de la gauche radicale ayant réussi à prendre le pouvoir, en lieu et place du Pasok, en Grèce, NDLR] a besoin des sociaux-démocrates européens pour se maintenir au pouvoir », pointe -Guillaume Balas. L’eurodéputé, qui estime qu’il faut désormais dépasser les clivages entre « dedans » et « dehors », rêve d’une grande primaire de la gauche incluant Jean-Luc -Mélenchon, les Verts et le PS : « Après le désastre qui s’annonce en 2017, il n’y aura de toute façon plus que le choix de se rassembler. »

Monde
Publié dans le dossier
Une social-démocratie à l'agonie
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