Poussée hors de (chez) soi

Dans Par la ville, hostile, Bertrand Leclair raconte le destin d’une femme sous le coup d’une expulsion. Un récit empathique et en colère.

Christophe Kantcheff  • 9 novembre 2016 abonné·es
Poussée hors de (chez) soi
© Photo : C. Leclair

À l’origine de ce nouveau roman de Bertrand Leclair, la lecture, en 2014, d’une brève dans un quotidien. Comme l’auteur le précise en ouverture, il s’agissait d’une « première judiciaire : l’expulsion locative d’une famille, à Paris, au nom du “trouble à l’ordre public” ». Les deux fils étant condamnés pour trafic de stupéfiants et incarcérés, restait dans cet appartement d’une cité HLM de l’Est parisien une seule personne, leur mère célibataire. C’est elle qui en a été expulsée, sur ce seul motif.

Mais qu’en pense cette femme ? Quelle responsabilité se reconnaît-elle ? Quels maux a-t-elle subis ? Bien entendu, la brève du journal ne le mentionnait pas. Et quand bien même l’article aurait été plus long, cette question, outrepassant le fait divers auquel le journalisme se tient, n’aurait pas reçu de réponse. Il faut pénétrer plus amplement dans l’humain, sonder les cœurs et les esprits, bref, entrer dans la vie même pour tenter de déceler ce qui pèse sur cette femme, esseulée et jetée dehors.

Seule la littérature peut en explorer l’horizon, en l’occurrence avec les moyens de l’imagination. En effet, le narrateur utilise furtivement la première personne du singulier pour signaler que la femme du livre est une projection mentale, un personnage. Par la ville, hostile n’est pas le fruit d’une démarche, forcément intrusive, auprès de la personne réelle. Ce qui accorde à Bertrand Leclair une liberté entière pour mettre au jour ce qui la hante, utilisant le discours indirect libre pour être au plus près d’elle. Il s’agit là pour un écrivain d’une position éthique autant qu’esthétique.

Alors qu’elle attend ceux qui viendront l’expulser, assise dans son fauteuil – l’un des derniers meubles qui lui restent après la violente perquisition des flics, qui avaient tout cassé et emporté –, elle tente en vain de repousser les souvenirs qui l’assaillent. Elle voudrait étouffer les mots qui, tous, font mal, mais ceux-ci s’insinuent en elle comme si une radio les diffusait à l’intérieur de son crâne sans qu’elle puisse l’éteindre. Car madame Pinto n’est pas une irresponsable. Impuissante quand ses fils, dès l’adolescence, ont emprunté le chemin de la haine et de la délinquance, elle les a laissés prendre le pouvoir dans l’appartement quand ils avaient 16 ou 17 ans. Puis, plus tard, alors qu’ils avaient la vie facile grâce à leur trafic et mettaient pour elle de l’argent en évidence, sur le buffet de la cuisine, auquel elle ne voulait pas toucher, elle a cédé à la tentation, un jour où l’épuisement était plus grand que d’habitude.

Oui, madame Pinto a une conscience aiguë de « sa faute à elle ». Elle ne renvoie pas la culpabilité sur les autres, contrairement à ce qu’on pense de « ces gens-là » qui ne parviennent pas à faire face. De plus, comment aurait-elle pu résister ? « Rien ne tenait, ça ne pouvait plus, c’était trop, il fallait que ça s’arrête, la panique, tout le temps la panique et l’urgence, durant tant d’années, une vie de panique entre les enfants qui échappaient à tout contrôle et l’argent, toujours, trouver cent euros, courir aux allocations, courir à la Banque postale, mendier, quémander de l’aide, et courir, et encore courir… On ne peut pas, vivre comme ça. Personne ne pourrait. »

Sa vie n’est pas un mélodrame, mais une existence ordinaire de femme pauvre et dominée : son père, un Portugais rigoriste, qui lui a interdit, à 16 ans, le métier de coiffeuse pour qu’elle n’ait pas à masser les cheveux des hommes ; celui qu’elle aime, qui, faute de succès avec son groupe de musique, devient aigri et finit par la frapper avant de menacer leurs enfants – elle le quitte, emmenant ceux-ci avec elle ; le gérant du Franprix où elle est caissière, qui exige d’elle des « faveurs »« Comme si elle lui avait jamais appartenu, sa vie, comme si elle en maîtrisait les coutures ! »

Bertrand Leclair dresse un saisissant portrait de femme, qui s’est battue à armes inégales, forte d’une lucidité douloureuse, secouée soudain par des larmes qu’elle croyait depuis longtemps asséchées. Un roman féministe et révolté. Parce que Par la ville, -hostile décrit aussi le mauvais regard que la société porte sur elle. C’est d’abord la veulerie du voisinage, qui se venge d’être resté tétanisé devant les méfaits commis par ses fils – exagérés, transformés en légende, comme si besoin était, par les commères de l’immeuble depuis qu’ils sont en prison. Pire encore : la procédure d’expulsion a été initiée par les voisins, qui se sont ligués et ont pétitionné.

C’est ensuite le douillet conformisme des « gens normaux », ceux qui ont la chance de ne pas se retrouver dans la rue comme madame Pinto, désormais sans toit ni loi, affolée et affolante. « Elle fonce, elle bouscule de l’épaule, roule sur des pieds qui font cahoter son Caddie, dents serrées, sans un mot, elle traverse les exclamations outrées qu’elle provoque, malfaisante, elle s’en fiche. » Et l’auteur de noter en passant la fonction sociale de ce peuple de spectres : faire peur pour que les autres, les inclus, filent droit.

Enfin, c’est la servilité du second personnage féminin du livre, Maître Lariboisière, l’huissier – « la pouffe de magazine », comme la surnomme madame Pinto pour elle-même – qui donne consistance à la décision de justice, quoi qu’elle en pense, parce qu’elle l’exécute. Maître Lariboisière, avec son mépris de classe dégoulinant de bonne conscience, rouage nécessaire dans un système délétère et excluant.

« Hostile ». Qui l’est davantage finalement ? La ville ou madame Pinto ? Bertrand Leclair signe là un superbe roman en colère, dont la langue cisaille la chair de nos aveuglements.

Par la ville, hostile, Bertrand Leclair, Mercure de France, 128 p., 13,50 euros.

Paraît simultanément : L’Humour de Marcel Proust, anthologie réunie par Bertrand Leclair, Folio, 204 p, 7,70 euros.

Littérature
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