Espagne : Ce franquisme qui ne passe pas

Lié par des relations complexes avec l’histoire, le gouvernement espagnol continue d’opposer la ligne de l’oubli et du silence à la douleur et aux initiatives de réparation des victimes.

Laura Guien  • 21 décembre 2016 abonné·es
Espagne : Ce franquisme qui ne passe pas
© DOMINIQUE FAGET/AFP

Une dizaine de militants noyés dans une foule silencieuse. Pour cause de fête patronale, la manifestation des victimes du franquisme, qui se réunit tous les mois face à la mairie de Barcelone, partageait, le dimanche 2 octobre, la place avec les 500 manifestants de la Journée mondiale des sourds. Une ironie du calendrier qui ne saurait mieux décrire la situation ubuesque des victimes du franquisme en Espagne. Après quatre décennies de démocratie, ces dernières se heurtent toujours au refus du gouvernement – et d’une bonne partie de la société – d’entendre leur droit à réparation. Dans un pays connu pour détenir, après le -Cambodge, le triste record mondial de personnes disparues, aucun travail de mémoire ni de prise en charge des victimes n’est en effet réalisé par le gouvernement, et toutes les initiatives sont laissées au soin des familles.

Maria José est la coordinatrice de la Plateforme catalane d’entités mémorialiste, à l’origine de la manifestation du 2 octobre. Alors que le nombre de personnes disparues pendant la période franquiste (1936-1977) est estimé à environ 114 000 par les associations de référence, cette organisation regroupant plusieurs collectifs de victimes a voulu s’extraire de toute considération statistique. « Nous sommes ici avant tout pour défendre des personnes qui ont vécu des histoires terriblement douloureuses de tortures et de disparitions. » À ses côtés, les manifestants témoignent en effet du large spectre de la répression franquiste. Enrique Urraca est venu rappeler l’histoire de son oncle, l’un des premiers républicains réfugiés en France et déportés au camp de concentration de -Mauthausen avec la complicité du gouvernement français. Neus Vendrell demande la suspension des jugements sommaires du franquisme, des sentences arbitraires qui ont poursuivi toute leur vie son père et son beau-père. Maite Blázquez, elle, se bat pour récupérer les restes d’un grand-père, « fusillé derrière la porte d’une église » puis jeté dans une fosse commune de l’île de Majorque avec 121 autres républicains. Membre de l’association mémorialiste de l’île, elle s’insurge : « Comment peut-on construire un futur démocratique si l’on piétine tous les jours les tombes de nos ancêtres ? »

Une interrogation pertinente alors que le chef de la droite conservatrice, Mariano Rajoy, vient d’être élu pour un deuxième mandat. Car en plus d’avoir, dès 2011, réduit à zéro la maigre enveloppe d’État destinée par les socialistes à la mémoire historique, le gouvernement de Rajoy ignore ouvertement les avertissements de la communauté internationale sur ce sujet. Et notamment deux rapports émis par l’ONU en 2013 et en 2014, l’exhortant à mettre en place d’urgence une politique de réparation et de prise en charge des victimes.

Loi de mémoire historique

Cette ambiguïté est tout d’abord permise par la loi d’amnistie de 1977. Clé de voûte de l’inertie gouvernementale, le texte voté après la mort de Franco (en 1975) octroie l’amnistie à tous les prisonniers politiques du camp franquiste, mais empêche par la réciproque toute poursuite des responsables de la répression. Puissante arme à double tranchant sur laquelle l’Espagne démocratique a bâti sa transition, la loi agit encore comme un véritable bouclier, et aucun gouvernement, y compris socialiste, n’a osé y toucher depuis. Petit-fils d’un républicain fusillé pendant la guerre civile, le président socialiste Zapatero tentera toutefois d’équilibrer la balance lors de son mandat. Une tentative qui aboutira en 2007 à un autre texte, communément appelé « loi de mémoire historique ».

Comme Zapatero, Pere Fortuny a lui aussi perdu un être cher pendant la guerre civile. Son père, Josep, dernier maire républicain de Mollet, en Catalogne, a été exécuté en 1939 à la suite de l’intervention du curé de la paroisse, qu’il avait pourtant sauvé d’une vague de répression républicaine. Toujours installé dans cette petite ville en périphérie de Barcelone, son fils, maintenant âgé de 83 ans, ne mâche pas ses mots au sujet de la loi socialiste : « C’est un texte injuste qui, dans son propre préambule, souligne que ses mesures ne sont pas suffisantes. »

Fondée dès la fin du franquisme, -l’Association pour la mémoire des immolés pour la liberté en Catalogne, dont Pere Fortuny est le président, a réussi à convertir la fosse commune de la Pedrera, à Barcelone, en un sanctuaire de mémoire. Dans ce gigantesque charnier laissé à l’abandon pendant des décennies repose le corps de son père et ceux des près de 4 000 victimes de la répression franquiste. Pour ce militant de la première heure, la gauche espagnole est également responsable des difficultés de la cause mémorielle : « L’opposition a été tellement faible qu’elle a accepté tous les pactes proposés. Sa loi n’est même pas appliquée _: certaines villes et des villages n’ont même pas retiré le nom des rues qui rendent hommage au franquisme ! »_ Il existe en effet encore près de 1 700 rues de ce type en Espagne, et plus de 300 font encore directement référence au dictateur.

Eduardo Ranz connaît bien la situation. Cet avocat madrilène parti en croisade contre la symbolique franquiste se dédie bénévolement à poursuivre les municipalités ne respectant pas la loi de mémoire historique. Selon lui, le mépris affiché par les pouvoirs publics tient dans l’essence même du texte : « La loi de mémoire historique ne prévoit pas de sanction en cas de non-respect de ses mesures. » Mais cette dichotomie entre loi d’amnistie surpuissante et loi de mémoire historique affaiblie n’explique pas tout. L’avocat insiste : « C’est avant tout un problème de volonté politique. Et si on ne le met pas sur la table, quarante ans de plus en démocratie vont s’écouler, et rien ne sera résolu. »

Pacte d’oubli et de silence

Un avis partagé par Lluc Salellas, politologue et conseiller à Gérone de la CUP, gauche anticapitaliste et indépendantiste catalane. Ce dernier a enquêté sur les relations entre l’ancien appareil franquiste et les sphères de pouvoir après la mort de Franco. Son ouvrage El Franquisme que no marxa, littéralement « le franquisme qui ne s’en va pas », retrace ainsi l’itinéraire en démocratie des cinquante derniers ministres franquistes en fonction. « Certains furent nommés à des charges d’administration d’entreprises importantes. D’autres ont pris leur retraite ou se sont recyclés dans des universités. » Lluc Salellas revient notamment sur le cas de José Vilarasau Salat, membre du ministère des Finances sous Franco, qui poursuivra sa carrière au poste de directeur général de la banque catalane La Caixa, et en exerce actuellement la charge de président d’honneur. Ou encore celui de Rodolfo Martín Villa, pilier du régime qui, après avoir exercé un poste de ministre durant la transition, siégera dans divers conseils d’administration, dont Endesa, le plus grand fournisseur d’électricité du pays.

La politique n’est pas en reste dans ce domaine. « Beaucoup d’anciens ministres de Franco ont monté des partis politiques, notamment Alianza Popular, formation dont naîtra le Partido Popular (PP) en 1989 », rappelle Lluc Salellas.Une filiation qui permet de mieux comprendre le mutisme et l’inaction du gouvernement en faveur d’une véritable politique de mémoire historique. Pour Jean-François Macé, anthropologue social, spécialiste des conflits de mémoire dans l’Espagne post-franquiste et en Amérique latine, les relations entre le franquisme d’autrefois et le pouvoir d’aujourd’hui correspondent à un schéma complexe : « Toutes les connexions officielles se font de manière satellitaire. Elles s’opèrent via des institutions, des partis politiques, des associations. »

Meilleur exemple de cette influence : la -Fondation Francisco-Franco.Ce navire amiral des nostalgiques du franquisme centralise plus de 30 000 archives historiques sur la vie du Caudillo et se targue de « défendre la vérité […] en remplissant sa fonction malgré les difficultés ». Sous le mandat du conservateur Aznar, ces dernières ne sont en tout cas pas financières. Avant que les socialistes ne lui coupent les vivres à leur arrivée au pouvoir en 2004, la fondation recevait une subvention d’État annuelle de 150 000 euros, la propulsant au deuxième rang des organisations sans but lucratif les plus financées par l’État espagnol. « Les élites franquistes ont accepté la transition vers la démocratie en échange d’une amnistie politique fondée sur le silence officiel au sujet des faits historiques », explique Jean-François Macé. « Il y a eu un pacte d’oubli et de silence » résume Lluc Salellas.

Ce pacte du silence, qui lie l’ensemble de la société espagnole, repose sur un argument fétiche, régulièrement agité par le camp du PP et, récemment, par Ciudadanos (centre-droit) : « Rien ne sert de rouvrir les blessures du passé. » Une assertion doublement fausse, car elle laisse croire que ces blessures auraient pu cicatriser, tout en ancrant les faits dans une temporalité lointaine, intangible. Or, la douleur des victimes s’inscrit dans une réalité bien actuelle. Présente au côté des manifestants sur la place de Barcelone, Anna est la mère d’une petite fille volée à sa naissance en 1975. Le vol d’enfants, pratique courante dans les années de plomb du franquisme et arme de guerre du national-christianisme pour retirer aux parents républicains ou communistes une progéniture qu’ils risqueraient de corrompre, a survécu aussi bien à la mort du dictateur qu’à la transition. Persistance d’une idéologie nauséabonde ou glissement vers une pratique purement mafieuse, les associations de « bébés volés » n’émettent pas un avis unanime sur la question. Reste qu’en Espagne, jusque dans les années 1990, des enfants disparaissent dans les cliniques espagnoles !

En 2016, Anna recherche toujours sa fille. Avec d’autres parents dans le même cas, elle manifeste tous les derniers dimanches du mois : «Je suis ici pour que l’on sorte enfin de cette barbarie. Parce que, tant que la vérité n’éclatera pas en Espagne, aucune véritable gauche ne pourra gouverner. »

La mémoire s’efface

Lors des dernières élections, la droite a été réélue, et le PP est l’unique parti à avoir totalement ignoré le thème de la mémoire historique dans son programme. Aucune réponse politique n’est donc à attendre. Aucune véritable justice non plus. En 2010, le juge Garzón, seul magistrat à avoir osé braver la loi d’amnistie en portant les affaires de disparitions devant les tribunaux espagnols, a été suspendu de ses fonctions par le Tribunal suprême. Relaxé en 2012 sur cette affaire, il reste définitivement déchu de ses fonctions à cause d’écoutes jugées illégales sur un dossier de corruption.

Dernier recours pour les familles : demander justice à l’étranger. En 2010, une plainte s’appuyant sur le principe de la compétence universelle en matière de crimes contre -l’humanité est ouverte en Argentine. Mais le parcours du combattant continue. En octobre dernier, le parquet espagnol a refusé d’interroger d’anciens cadres franquistes poursuivis dans ce cadre. Actuellement, l’Espagne refuse toujours l’extradition de vingt personnalités inculpées pour crime contre l’humanité et recherchées par Interpol. Encore et toujours la loi d’amnistie…

Ariel Dulitsky est l’un des auteurs du rapport de l’ONU qui a mis en évidence le manque d’implication de l’État dans le travail de mémoire. Pour ce spécialiste, les processus en marche en Espagne par le biais de la société civile ont encore besoin de temps pour faire bouger le pouvoir en place : « Peut-être faudra-t-il attendre une nouvelle génération du pouvoir judiciaire pour faire avancer la cause. » Mais le rapporteur de l’ONU soulève lui-même les limites de ce raisonnement : « Plus les années passent et plus il est difficile d’accéder à certaines preuves. Les témoignages se perdent, la mémoire s’efface, les témoins disparaissent. »

Assis à son bureau, Pere Fortuny semble l’incarnation de ce constat. Déterminé, ce militant répète obstinément : « Tant que j’aurai des forces, je n’abandonnerai pas. » Avant d’ajouter : « Mais on meurt tous petit à petit. Moi aussi, un jour, je disparaîtrai. »

Monde
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