La mémoire des luttes, une tradition perdue

L’historien Enzo Traverso interprète la déroute actuelle de la gauche par ses difficultés à transmettre aux générations futures ses défaites.

Olivier Doubre  • 14 décembre 2016 abonné·es
La mémoire des luttes, une tradition perdue
© GERARD MALIE/AFP

Dépasser la défaite. S’en souvenir, telle une arme mémorielle, pour mieux affronter l’avenir, porteur d’espoir. Cette mémoire « orientée vers le futur » fut deux siècles durant une caractéristique du mode de pensée de la gauche. Cela s’est arrêté, à tel point qu’en 1990 on a pu croire à la « fin de l’histoire ». Concluant sa passionnante autobiographie au titre révélateur, Une lente impatience (Stock, 2004), Daniel Bensaïd soulignait : « Le début des années 1990 fut proprement crépusculaire », après la traversée du désert que furent les années 1980, « époque thermidorienne ». Le philosophe s’éloigna alors de la direction de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), qui depuis plus de vingt ans absorbait toute son énergie intellectuelle, et comprit que les schémas du trotskisme classique étaient devenus inadaptés en ces temps de reflux des mouvements sociaux et de néolibéralisme triomphant. Aussi, dès 1991, lucide, il écrivait : « La gauche a mal à sa mémoire. Amnésie générale. Trop de couleuvres avalées, trop de promesses non tenues. Trop d’affaires mal classées, trop de cadavres dans les placards. Pour oublier, on ne boit même plus, on gère. La Grande Révolution ? Liquidée dans l’apothéose du Bicentenaire. La Commune ? La dernière utopie de prolétaires archaïques. La révolution russe ? Ensevelie avec la contre-révolution stalinienne. La Résistance ? Pas très propre dès lors qu’on y regarde de plus près. Plus d’événements fondateurs. Plus de naissance. Plus de repères. »

Ce n’est pas un hasard si Enzo Traverso, dans ce superbe essai intitulé Mélancolie de gauche, accorde une grande place à la figure de Daniel Bensaïd, penseur plutôt inclassable disparu en 2010, qui se définissait lui-même comme un « léniniste libertaire ». En 1990, celui-ci se pencha sur la figure de Walter Benjamin, philosophe juif allemand réfugié en France dès 1933, dont le fameux texte Sur le concept d’histoire affirmait justement combien l’histoire n’était pas, selon lui, une science mais d’abord une « pratique de remémoration ». Comme le souligne Enzo Traverso, pour Benjamin, « réactiver le passé signifiait transformer le présent ». Une lecture « messianique » de l’histoire, comme l’a définie Daniel Bensaïd [^1], qui s’oppose à ce que Benjamin appelait « l’historicisme », c’est-à-dire une manière d’écrire l’histoire en « empathie avec les vainqueurs ».

Car la gauche a à voir avec les vaincus. Depuis la Révolution française et plus encore le XIXe siècle, chaque défaite, depuis Thermidor, matrice en la matière, donne naissance à une mémoire spécifique. Une « mémoire stratégique des luttes du passé », « orientée vers le futur ». Dans un clin d’œil à Hannah Arendt, Enzo Traverso voit dans cette « vision mélancolique de l’histoire » une véritable « tradition cachée », appartenant en particulier au marxisme. À partir de la chute du mur de Berlin, très vite la représentation dominante qui avait cours durant tout le XXe siècle s’est effondrée : celle d’un siècle « dominé par le lien symbiotique entre révolution et barbarie, toujours prêt à basculer tantôt vers l’une tantôt vers l’autre ». Cette dialectique s’est trouvée « soudain brisée ». Pour l’historien, c’est sans aucun doute l’un des plus grands handicaps de la gauche aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle. Le récit anticommuniste, qui n’était certes pas nouveau, s’est transformé « en une conscience historique partagée, en une représentation dominante et incontestée » (et l’historiographie conservatrice du communisme, avec François Furet comme plus célèbre porte-drapeau, littéralement « canonisée »).

Fidèle à l’enseignement de Walter Benjamin, Enzo Traverso affirme avec force que les promesses d’émancipation, vrai cœur de la pensée de la gauche, se trouvent depuis « ensevelies », voire englouties. C’est, selon lui, cette perte qui explique l’impossibilité de la gauche à rebondir et le déclin de son influence, dans une sorte d’ultime défaite culturelle, au sens gramscien du terme. Ainsi, « le discours normatif actuel qui postule la démocratie libérale et l’économie de marché comme ordre naturel du monde et stigmatise les utopies du XXe siècle ne laisse aucune place à la mélancolie de gauche ». Pire, cette mélancolie désormais « refoulée, forclose » est aussi causée – au-delà de la censure à laquelle œuvre chaque jour ce discours dominant – par une vraie « autocensure » à gauche. Car il s’agit de ne pas confondre mélancolie et résignation. Si Max Weber, au début du XXe siècle, avait décrit un certain « désenchantement du monde » dans une « modernité comme âge déshumanisé de la rationalité instrumentale », nous vivons depuis plusieurs décennies un « second désenchantement » du fait de l’échec de toute possibilité d’alternatives. Et c’est bien là qu’apparaît le rôle fondamental de l’histoire – et de l’historien. Cet échec de toute alternative constitue une « impasse historique », « produit d’une dialectique bloquée ». Comme l’ont théorisé certains historiens, notamment François Hartog, naît durant les années 1990 un régime d’historicité bien particulier qu’il nomme « présentisme », où le présent apparaît comme « dilaté », absorbant et dissolvant à la fois le passé et le futur. Un présent qui réifie le passé telle une marchandise (bientôt commercialisée par l’industrie culturelle) et détruit toute expérience transmise, mais surtout, un peu comme la Bourse, qui est marqué par « une accélération permanente » [^2].

Spécialiste de la première moitié du XXe siècle, en particulier de l’histoire du nazisme, de l’antisémitisme, du marxisme et de ses complexes relations à « la question juive », Enzo Traverso signe certainement ici l’un de ses livres les plus importants et les plus aboutis. Analysant en profondeur la « prescription mémorielle » que les révolutions ont toujours affichée, proclamée même, l’historien se penche sur cette tradition – intime à la gauche – de la mélancolie des expériences (et des défaites) passées. Il met en exergue cette dialectique entre passé et avenir, qui semble s’être brisée depuis quelques décennies, en particulier depuis 1989, dans un présent englobant, totalisant. Tradition « cachée », voire dissimulée, cette « mélancolie de gauche » des multiples défaites s’exprime évidemment dans de nombreux textes, d’Auguste Blanqui à Walter Benjamin, d’Engels à Louise Michel ou Rosa Luxemburg. Mais elle investit aussi, peut-être de façon plus immédiate, notre imaginaire – collectif – de ce « deuil révolutionnaire » à travers une multitude d’images, de photos ou de films, de peintures, d’affiches. Et telles des icônes, celles-ci viennent en quelque sorte matérialiser – et compléter – la volonté de l’historien d’appréhender cette « culture de gauche », « vaste continent fait de victoires et de défaites : les premières exaltantes mais dans la plupart des cas éphémères, les secondes souvent durables »

[^1] Écrit en 1990, Walter Benjamin, sentinelle messianique, ouvrage majeur, fut publié en 2010 aux éditions Les Prairies ordinaires, avec une préface d’Enzo Traverso, qui est une première version du dernier chapitre de Mélancolie de gauche.

[^2] On lira, sur ce point, les importants ouvrages du philosophe allemand Hartmut Rosa : Accélération. Une critique sociale du temps et Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (La Découverte, 2010 & 2014).

Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Enzo Traverso, La Découverte, 232 p., 20 euros.

Idées
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