Les mille images de la guerre en Syrie

L’abondance d’images mises en ligne, en particulier avec la chute d’Alep, fait du conflit syrien l’un des plus documentés. Mais certains crient pourtant à la manipulation, parfois à raison.

Olivier Doubre  • 21 décembre 2016 abonné·es
Les mille images de la guerre en Syrie
© Msallam Abdalbaset/Citizenside/AFP

Que s’est-il passé à Alep ? Peut-on faire confiance aux très nombreux habitants, militants, rebelles ou pro-gouvernementaux, qui inondent les réseaux sociaux de photos et de vidéos, souvent tournées avec de simples téléphones portables ? Comment faire le tri parmi cette multitude d’images ? Quel statut ont-elles ? Quelle fiabilité ?

Toutes les guerres sont l’objet de propagande, de chaque côté des belligérants. Mais la particularité de la guerre en Syrie est sans doute, et paradoxalement, cette abondance d’images, alors que photographes et reporters y sont très peu présents. Une guerre bien réelle sur le terrain, avec son lot d’horreurs et de massacres, qui se double d’un versant médiatique redoutable. Chaque jour, photos, vidéos et témoignages enregistrés sont mis en ligne, principalement sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit toujours aisé de vérifier leur authenticité, l’origine des documents, leurs auteurs, etc.

Très récemment, une vidéo, partagée et vue par des centaines de milliers d’internautes, a particulièrement retenu l’attention, et fait l’objet de controverses. Il s’agit d’une interview de quelques minutes d’une « journaliste indépendante », Eva Bartlett, présentée comme « démontant la rhétorique des médias traditionnels sur la Syrie », avec un logo des Nations unies derrière elle. Diffusée en plusieurs langues par la nouvelle chaîne de télévision Russia Today (RT), directement financée par le Kremlin, cette interview organisée à New York par l’ambassadeur de Syrie auprès des Nations unies (ce qui explique le logo en fond), s’emploie à décrédibiliser les médias internationaux en soutenant que leurs seules sources proviennent d’activistes du côté des « rebelles syriens », voire de « terroristes ». Vu 600 000 fois sur le site francophone de RT, l’entretien a compté jusqu’à 2,5 millions de spectateurs pour une version diffusée sur Facebook. La journaliste « indépendante » s’est révélée depuis être l’une des plumes habituelles de RT, collaboratrice de nombreux sites conspirationnistes et pro-russes, soutenant ouvertement le régime de Bachar Al-Assad…

Les images en provenance de Syrie, et ces derniers temps d’Alep, sont donc difficiles à analyser. Elles nécessitent une vigilance accrue, en tout cas en termes de vérification de l’information qu’elles sont censées délivrer. Il en va ainsi du « dernier » hôpital d’Alep, qui n’a cessé de faire l’objet de « commentaires ». Si la plupart des médias occidentaux ont mentionné les bombardements successifs visant ce centre médical, alors qu’aucun autre n’était plus en service dans la grande ville syrienne, ceux qui mettaient en doute leur version ironisaient sur l’adjectif « dernier ». Ainsi Djordje Kuzmanovic, membre du bureau national du Parti de gauche, relevait dans un macabre décompte le « record absolu » de sa « destruction, 15 fois en 6 mois ». Quand bien même il lui était impossible de nier que cet établissement était bien la cible d’intenses bombardements…

Parmi les ONG travaillant depuis 2011 sur les événements en Syrie, Human Rights Watch (HRW) s’efforce de documenter de manière aussi rigoureuse que possible ce conflit. Directeur adjoint de la division « Urgences » de HRW, Ole Solvang souligne la « grande difficulté » à vérifier l’origine et la fiabilité des « très nombreux documents » qui proviennent des zones d’affrontements, mis en ligne par des membres de factions armées, des activistes civils ou de simples habitants. Faire « le tri », « identifier leur(s) auteur(s) » et tenter de le(s) contacter pour s’assurer de la véracité des images, « vérifier les lieux et dates », « joindre d’autres témoins sur place au même moment »… Tel est le travail au quotidien (et la méthode) de ce dirigeant de la branche française de l’ONG anglo-saxonne. Tout en étant bien conscient qu’« à la moindre erreur commise, c’est notre crédibilité, celle de toute l’ONG, qui sera mise en cause ». Mais Ole Solvang ne croit pas non plus à la vérité absolue, quel que soit le camp qui produit des images. « Il y a eu des cas où des rumeurs circulaient et des gens d’un camp ou d’un autre prenaient ou recevaient des photos et des vidéos qui, pensaient-ils, même de bonne foi, allaient corroborer ce qu’ils venaient d’apprendre ; c’est ainsi que des erreurs adviennent, qui parfois se transforment en d’authentiques manipulations… » Le travail de recoupement des sources est donc particulièrement long et ardu. « Certaines images ne sont pas véritablement fausses, ni truquées. Mais les manipulations à partir de documents “vrais” existent bel et bien. Et dans ce cas, elles servent essentiellement à convaincre ceux qui, forts d’une conviction a priori_, veulent y croire : cela convainc les convaincus ! »_ Ainsi, Ole Solvang de revenir sur le fameux épisode du « dernier » hôpital d’Alep. La multiplicité des sources et des images disponibles complique grandement le travail d’assertion des faits : « Il est très facile de s’égarer dans cette foultitude d’infos »

Chaque camp, en tout cas, a parfaitement compris l’importance de relayer les images des événements qui déchirent Alep et, plus largement, la Syrie. Or, si chaque document pris isolément peut toujours faire l’objet de manipulations, le très grand nombre de sources, souvent concordantes, est de nature à corroborer certains faits généraux. Le régime syrien a imprimé depuis le départ à ce conflit un caractère particulièrement atroce, où les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, l’emploi d’armes chimiques, le recours systématique à la torture des prisonniers de guerre dès leur capture apparaissent de plus en plus incontestables.

En 2013, un photographe de la police militaire syrienne surnommé « César » fait défection, emportant avec lui près de 50 000 clichés et documents terrifiants provenant des geôles du régime de Bachar Al-Assad. Les prisonniers, arrêtés durant les manifestations du « printemps arabe », y ressemblent à des bouts de viande… Ces images ont été contestées par Damas, qui y voit des faux. Elles ont pourtant fait l’objet de plusieurs analyses, notamment de HRW, qui a pu identifier certains visages et confirmer la disparition de ces personnes dans l’enfer carcéral syrien. Cette enquête est rassemblée dans un livre, paru en 2015, de la journaliste française Garance Le Caisne [^1].

Pour autant, cette véritable « guerre médiatique » n’a jamais cessé. Des rapports détaillés d’ONG en faveur des droits de l’homme (Amnesty International, HRW…), étayés par des vidéos et des photos de personnes mortes ou blessées, brûlées et mutilées, à la suite de bombardements par les avions du régime de Damas ou de son allié russe, ont prouvé l’emploi d’armes incendiaires, et peut-être parfois chimiques (notamment de bombes au chlore), frappant sans discernement les populations civiles. Autant de faits ainsi documentés, mais déniés par les forces mises en cause. De même, alors que le camp des rebelles à Alep-Est s’effondrait ces deux dernières semaines, la télévision officielle syrienne diffusait des images de « scènes de liesse » dans les quartiers ouest d’Alep – qui eurent du mal à convaincre au-delà des plus fidèles partisans du régime Al-Assad. Dans des plans très serrés, quelques dizaines de personnes apparaissaient, dansant « à la libération » de la ville. Des scènes que nombre de résidents de ces quartiers ont déclaré n’avoir vues qu’à… la télévision.

Malgré tout, les événements à Alep, à l’est comme à l’ouest de la ville, sont « extrêmement bien documentés », comme le souligne l’historienne Marie Peltier [^2], enseignante-chercheure à l’Institut supérieur de pédagogie de Bruxelles. « Les activistes et militants des droits humains s’attachent à dénoncer les crimes du régime de Bachar, soutenu par Poutine. Mais ceux-ci, avec de puissants moyens de communication, produisent un contre-récit, littéralement mensonger, repris chez nous par une partie de la droite mais aussi de la gauche sous les traits d’un discours anti-impérialiste, contre l’Otan et les médias dits dominants. » Un discours qui oublie, voire discrédite, « les Syriens qui se sont levés contre la dictature, comme s’ils n’étaient que des pions, et non des sujets politiques à part entière ». Et la chercheure de conclure que, vu « les violations extrêmement graves des droits humains par ce régime dont on connaît depuis le premier jour le caractère barbare et machiavélique, les positions sur la Syrie constituent un curseur, un discriminant politique tout à fait crucial pour les années à venir ».

[^1] Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne (Stock).

[^2] Dernier ouvrage paru : L’Ère du complotisme (Les petits matins, 144 p., 16 euros).

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