Brouiller la piste

Avec le vocabulaire du cirque et leur sens de l’absurde, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel revisitent le genre de la revue théâtrale.

Anaïs Heluin  • 18 janvier 2017 abonné·es
Brouiller la piste
© TOUT ÇA _ QUE ÇA

Télévision, fleurs, assiettes, toboggan géant, instruments de musique, vêtements en pagaille… On trouve de tout sur le plateau de Grande, sauf une machine à coudre et un parapluie. Non que la démarche de l’actrice et circassienne Vimala Pons et de Tsirihaka Harrivel ne soit pas surréaliste, mais les deux comparses n’aiment rien tant que brouiller la piste. Ils n’en sont pas à leur coup d’essai. Dans Notes on The Circus (2012), ils faisaient déjà entendre, au sein du collectif Ivan Mosjoukine, une voix singulière dans le paysage du cirque contemporain à travers une succession de 81 courts numéros ou « notes » déjantées sur le cirque. Seuls, ils poursuivent dans cette veine énumérative en interrogeant non plus seulement leur propre discipline mais le monde. Ce qu’ils en savent et plus encore ce qui leur échappe.

Dès la première des dix « revues » qui composent ce -spectacle présenté au Centquatre, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, Vimala Pons éblouit. Alors que Tsirihaka Harrivel passe d’un instrument à l’autre pour accompagner une électro lancinante, elle apparaît sur scène engoncée dans une robe de mariée, avec un mannequin de vitrine en équilibre sur la tête. Femme gigogne, elle se déshabille en révélant le nombre impressionnant d’habits cachés sous son grand jupon.

Tenues traditionnelles d’ici et d’ailleurs, baba cool ou guerrières, religieuses ou laïques… Tout y passe en un quart d’heure environ, au terme duquel l’artiste finit entièrement nue, version vivante de la poupée synthétique toujours bien dressée sur son crâne. C’est la fin de la revue « habits ». Fin provisoire du moins, car Vimala Pons et son acolyte invitent le public à compléter la chose selon sa culture et ses envies.

Après deux minutes de pause pendant lesquelles quelques -personnes accourent faire un semblant de ménage sur le plateau, la « revue » suivante commence. Puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à la « revue » zéro. Compte à rebours à l’issue plus inconnue encore à la fin du spectacle qu’au début, Grande passe sans transition d’un sujet grave à une fantaisie. De l’histoire d’un amour tumultueux racontée par une variation autour d’une glissade en toboggan à une danse avec écartèlement de nourrisson en plastique en passant par toutes sortes de jeux incongrus, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel déploient un langage complexe. Une suite de fragments aux composantes aussi hétérogènes que le genre de la revue théâtrale, proche du music-hall, qu’ils revisitent de manière très personnelle.

Si Vimala Pons ne fait jamais référence à la belle carrière cinématographique qu’elle mène en parallèle de ses expériences circassiennes, notamment avec le réalisateur Antonin Peretjatko, son jeu est nourri de ses allers-retours. Capable de porter une machine à laver sur sa tête comme de débiter à en perdre haleine un monologue aussi disparate que le décor de la pièce, elle incarne le renouveau du cirque d’aujourd’hui au contact d’autres disciplines. Et ce en toute humilité, avec un humour qui tire sa force d’associations inattendues entre des tas de choses et presque autant de mots. Entre quelques figures récurrentes et quantité de gestes orphelins, tous plus originaux les uns que les autres.

Avec sa poétique de l’objet malmené et sans cesse détourné de sa fonction, Grande a beaucoup à voir avec l’époque. En imaginant un cirque du recyclage, les deux artistes montrent la capacité de leur art à tout dire, sans verser dans la démonstration. La disparition des grandes utopies a rarement été dite de manière aussi drôle et singulière. À moins que, tels des Barthes d’opérette, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel ne parlent que d’amour ? Ou d’autre chose encore ? Comme ils le répètent à la fin de chaque « revue », c’est au spectateur qu’il appartient de compléter la performance. De lui donner un sens ou d’en prolonger le joyeux désordre.

Grande, Vimala Pons et Tsirihaka Harrivel jusqu’au 26 janvier au Centquatre, 5, rue Curial, 75019 Paris. Les 15 et 16 mars au Prato à Lille (59), les 21 et 22 mars à la Comédie de Caen (14). Tournée sur muraillesmusic.com.

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