L’amour comme utopie politique

À partir de Lettre à D., paru un an avant le suicide du philosophe André Gorz et de sa femme, Dorine, David Geselson imagine les derniers moments du couple. Ses peurs et ses tendresses.

Anaïs Heluin  • 5 janvier 2017 abonné·es
L’amour comme utopie politique
© Charlotte Corman

Pour raconter la vie et l’œuvre d’André Gorz, mieux vaut ne pas avoir le goût du linéaire. Né en 1923 d’un père juif et d’une mère catholique sous le nom de Gérard Horst, le théoricien connu pour sa critique écologiste du capitalisme devient André lorsqu’il fuit l’Autriche pour la Suisse puis pour la France, où il se lie avec Jean-Paul Sartre. De son autobiographie existentielle Le Traître (1957) jusqu’à sa Lettre à D. Histoire d’un amour (2006), il signe ses livres de ce nom d’exilé, mais choisit un autre pseudonyme – Michel Bosquet – pour la carrière de journaliste qu’il mène en parallèle. D’abord à L’Express, puis au Nouvel Observateur, dont il est l’un des fondateurs.

Si l’historien du mouvement ouvrier Willy Gianinazzi a relevé le défi posé par ces dédoublements dans une biographie qui vient de paraître à La Découverte, David Geselson a préféré se concentrer sur ce qui les unit, voire les annule : l’amour du philosophe et militant pour Dorine Keir, avec laquelle il est retrouvé mort à son domicile en 2007. « Tu es l’essentiel sans lequel tout le reste, si important qu’il me paraisse tant que tu es là, perd son sens et son importance », disait-il à la fin de Lettre à D., son dernier livre écrit en hommage à Dorine, qu’il savait alors condamnée par la maladie. En prenant leur double suicide comme point de départ de son travail, David Geselson interroge ce qui reste aujourd’hui d’utopie dans une société capitaliste et un théâtre postmodernes.

Fiction construite à partir de divers documents, au premier rang desquels Lettre à D., Doreen donne à vivre une des dernières soirées du couple telle que l’a imaginée le metteur en scène, qui interprète l’intellectuel aux côtés de Laure Mathis. Reçus comme des hôtes dans l’élégant écrin conçu par Lisa Navarro, tapissé de moquette, entouré de bibliothèques et éclairé d’une lumière tamisée, les spectateurs sont invités à entrer dans l’intimité d’André Gorz et de Dorine. Sur une table, verres de vin, fruits secs et autres douceurs suggèrent l’harmonie d’un foyer cultivé et convivial. C’est l’heure de l’apéritif et, après quelques hésitations, chacun se sert et reprend à mi-voix les conversations abandonnées avant d’entrer dans la salle. Lorsqu’on s’assoit enfin, le quatrième mur est tout à fait tombé.

Chaque spectateur se voit distribuer un exemplaire de Lettre à D. et, tandis que les ­comédiens échangent leurs premières répliques, on picore dans le texte selon son appétit. On lit au moins les premières phrases : « Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. » Sur scène, David Geselson prononcera un peu plus tard cette simple et sublime déclaration qui venait mettre un terme au silence dans lequel André Gorz avait toute sa vie conservé sa relation avec Dorine, pourtant centrale dans sa vie intellectuelle.

Dans un subtil aller-retour entre les époques, incarnant le couple autant que des trentenaires d’aujourd’hui en pleine reconstitution d’une histoire qui les fascine, les deux comédiens interrogent avec esprit les désirs actuels. Leur différence par rapport à ceux d’hier. Un amour pareil à celui d’André Gorz et de sa femme pourrait-il naître sans une grande utopie politique ? Dans une société ultra-capitaliste que l’auteur du Traître a largement critiquée, mais bien après sa rencontre avec Dorine Keir ? Autant de questions qui reviennent à interroger la capacité de l’amour à tenir lieu d’utopie. Et, plus largement, la possibilité d’une utopie dans nos sociétés actuelles.

David Geselson n’est pas novice en matière de récit intime mi-réel, mi-imaginaire. Dans En route ­Kaddish (2014), ­dialogue fictif et critique avec son grand-père, juif parti en Palestine dans les années 1930, il questionnait déjà l’état du monde à partir d’un échange entre deux quasi-anonymes, construit grâce à des documents d’archives et d’autres matériaux.

Sorte d’archéologie d’un couple, Doreen confirme les talents de conteur de David ­Geselson et son goût pour l’autofiction. Si le comédien et metteur en scène a cette fois beaucoup plus de distance par rapport au récit qu’il porte, Lettre à D. est un récit fondé sur des faits réels, avec une part de fiction liée à une mémoire perçue comme incertaine. « J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens », écrit l’auteur dès les premières pages. En explorant cette zone complexe du souvenir, documenté mais fuyant et infidèle au passé, David Geselson pose avec une belle simplicité la grande question de la fabrication de l’histoire.

D’une bribe de discussion sur la douceur du présent malgré la maladie à un dialogue sur la nocivité de l’automobile en passant par quelques réminiscences des moments les plus égoïstes d’André Gorz, Doreen restitue toute la force et la précision de Lettre à D. dans l’expression du sentiment amoureux. Sans jamais verser dans l’idéalisme ni le pathos. On pense aux épopées humanistes et minimalistes de Peter Brook. À la hauteur de la grande intelligence attribuée à Dorine par André Gorz dans son dernier livre, Laure Mathis est pour beaucoup dans la réussite de cette traversée. Loin d’incarner une femme cachée derrière le penseur et écrivain, elle n’est pas non plus une muse mais une compagne au sens aiguisé du dialogue et du vivre-ensemble, jusque dans la douleur.

Doreen, de David Geselson, du 8 au 16 décembre au Théâtre Garonne à Toulouse (31), du 10 au 12 janvier au Théâtre de Lorient (56), du 28 février au 4 mars au Lieu Unique à Nantes (44), du 8 au 24 mars au Théâtre de la Bastille à Paris (75).

Théâtre
Temps de lecture : 5 minutes