Poids plume

Dans N’être personne, Gaëlle Obiégly met en scène une narratrice se remémorant des souvenirs alors qu’elle est bloquée au petit coin.

Christophe Kantcheff  • 5 janvier 2017 abonné·es
Poids plume
© C.Hélie Gallimard

Après Mon Prochain [^1], dont nous nous étions délectés, Gaëlle Obiégly ouvre l’année avec N’être personne, placé sous l’égide de Montaigne. « Au reste, je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me desplais des pensées mesmes impubliables. »

Cette citation des Essais mise en exergue augure bien du livre à venir. N’être personne se présente comme un journal intime dont la chronologie est explosée et sans que les millésimes ne soient indiqués. La narratrice passe d’« un 23 avril » à « un 26 janvier », puis à « un 25 septembre », et ainsi de suite. Si le mouvement de son récit ne se soumet pas au temps commun, c’est qu’il a sa logique interne. Celle-ci ne se laisse pas immédiatement cerner : le rythme et le foisonnement de ces remémorations, prosaïques ou sublimes, y joue sans doute un rôle plus important que d’éventuelles correspondances thématiques.

Il faut dire que la narratrice est dans une situation propice aux « lueurs de l’esprit », bien que tragicomique. Elle se retrouve en effet malencontreusement enfermée le temps d’un week-end dans les WC de l’entreprise où elle est hôtesse d’accueil. N’importe qui paniquerait ; pas elle. On dira que c’est du sang-froid ; cela relève surtout d’une capacité à se projeter ailleurs, dans des souvenirs réels ou imaginaires, des considérations de nature autobiographique ou pas. Ces distinctions n’ont ici aucune importance, puisque, comme le dit la narratrice, « rendre compte par écrit d’une expérience, c’est déjà incontestablement déserter le réel ». Gaëlle Obiégly l’avait déjà souligné dans Mon Prochain : « La réalité d’un livre n’existe que dans le livre. »

Mais on aurait tort de croire que ces livres-là sont circulaires, qu’ils ne s’excèdent pas. L’art de Gaëlle Obiégly n’est pas « pour l’art », mais a une ambition supérieure. Celle-ci est formulée au détour d’un paragraphe où il est question du sens dans l’écriture, qui ne serait pas un préalable, ne viendrait pas en amont mais en aval. « Il faudrait se décider à créer le monde plutôt qu’à s’y raccorder. » La phrase est magnifique. Elle sonne comme une invitation révolutionnaire. Mais sans volontarisme. Plutôt comme une évidence. « Je n’ai jamais eu l’intention de dire quoi que ce soit. J’écris en m’enfonçant dans l’inconnu. »

Suivons-la. La narratrice évoque des rencontres, avec un homme dans le métro, qui n’avait « pas envie de dormir dehors », avec Yvette, 84 ans, qui a toujours rêvé de la ville ; parle de Philibert, son ex, ou de son homme d’aujourd’hui, Pierre ; raconte aussi ses camarades communistes, la folie gagnant Robert Walser ou ses virées new-yorkaises au bras d’Ira Cohen. Elle ne cache pas une forte inclination pour le non-académique, l’esprit punk, ou ce qui est considéré comme négligeable. Parmi ses plus belles pages : celles concernant Gigi, un enfant trisomique, que ses parents, des riches, ont placé chez une dame dans un village pour ce pas à avoir à l’élever eux-mêmes. « Quand je sens un souffle sur mon visage, dit la narratrice, je pense à ce demeuré dont j’ai appris tant de choses informulables. » Une forme d’« innocence » traverse tout le livre. Celle qui permet d’appréhender sans la domination du savoir ou de la raison raisonnante. « Je connais beaucoup de gens très intelligents et parmi ceux-là il y en a de très bêtes. Ils ont repoussé l’enfance, ils ont perdu l’infériorité. Or, elle peut nous conduire à des sommets. »

C’est sans doute cela « n’être personne » (ou « naître personne »). Une présence, çà et là, démultipliée, sans la gravité de l’existence. Et le génie de l’instant poétique, qui se cristallise en une phrase, une formule. Comme ces deux-là : « Le souvenir résulte d’un présent qui a fondu » ; « Je retourne au grand jupon noir de mes pensées. » Ou comme celle-ci, bréviaire indépassable : « La vie ne va nulle part. Il faut que je m’en souvienne. »

[^1] Verticales, 184 p., 16,90 euros (2013).

N’être personne, Gaëlle Obiégly, Verticales, 313 p, 22 euros.

Littérature
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