« Nous sommes tous des délinquants solidaires ! »

Comme Cédric Herrou, condamné ce vendredi à une peine dissuasive, des citoyens poursuivis pour avoir aidé des migrants défilent dans les tribunaux depuis des mois. La société civile se mobilise pour demander la suppression du délit de solidarité.

Vanina Delmas  • 9 février 2017 abonné·es
« Nous sommes tous des délinquants solidaires ! »
© Photos : V. Delmas

Une corde orange gît sur les dalles grises de la place de la République, à Paris. Petit à petit, des passants la saisissent et la nouent autour de leurs mains. Militants d’associations, syndicalistes, travailleurs sociaux ou citoyens engagés, ils écoutent attentivement ceux qui prennent le micro jeudi 9 février. Aubépine, Houssam, Gwen, Léopold Jacquens, Denis Lambert, François Loret, Hubert Jourdan, Pierre-Alain Mannoni, Jean-Luc Munro, Rob Lawrie, Ibtissam Bouchaara… Tous ont été convoqués, arrêtés, poursuivis pour avoir aidé, d’une façon ou d’une autre, des étrangers. Lasses de l’hypocrisie de l’État, plus de 400 organisations ont formé le collectif Délinquants solidaires, publié un manifeste et lancé trois jours de mobilisation nationale afin de mettre un terme définitif au délit de solidarité.

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Officiellement, l’expression n’est présente dans aucun texte de loi français. Pourtant, les associations dénoncent l’utilisation contre les citoyens de l’article 622-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers, prévu à l’origine pour lutter contre les filières de passeurs et le trafic humain. Même si, en 2012, Manuel Valls se félicitait d’avoir abrogé le délit de solidarité (né en 1945 !), dans les faits, il n’en est rien. La preuve : cinq jugements ont été rendus à Paris, Nice et Lille rien que cette semaine.

Ce délit est devenu intolérable pour ceux qui consacrent leur énergie à secourir des personnes étrangères en danger et les accueillir avec un peu plus de dignité que ce que propose l’État.

Ce qui nous rassemble aujourd’hui, c’est le refus de l’intimidation, de la répression, clame Thierry Kuhn, président d’Emmaüs France. Quand on parle de délit de solidarité à Bruno Le Roux, le ministre de l’Intérieur, il nous dit que cela n’existe pas en nous regardant droit dans les yeux.

Puis il raconte comment les forces de l’ordre sont venues chercher une demi-douzaine de Compagnons d’Emmaüs sur leur lieu de vie, de travail et les ont interpellés pour « travail dissimulé », il y a à peine quelques jours.

« J’ai été condamné pour avoir aidé une enfant afghane de 4 ans à passer en Grande-Bretagne. Je ne reconnais pas un gouvernement qui refuse que j’aide un enfant. Ce sont des gens comme vous, comme moi qui doivent dire stop, dire qu’on doit s’aider les uns les autres. Les gouvernements doivent se réveiller ! », lance Rob Lawrie. Des murmures émergent dans la foule : « Il a raison, réveillons-nous ! Wake up ! »

Le sort de cet ancien militaire britannique venu dans la jungle de Calais en octobre 2015 est resté dans toutes les mémoires, pour son humanité certes, mais surtout pour l’absurdité de la fin de l’histoire. Poursuivi pour « aide au séjour irrégulier », Rob Lawrie a finalement été condamné par le tribunal de Boulogne-sur-Mer pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Le motif retenu : il n’avait pas mis la ceinture de sécurité à la fillette.

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Et ce recours à des chefs d’accusation sans rapport avec l’immigration est devenu la tactique préférée des pouvoirs publics. Ainsi, François Loret a été condamné en juin 2015 pour « violence à agent dépositaire de l’autorité publique » après avoir été pris dans une bousculade lors de l’expulsion de familles roms d’un bidonville de Marne-la-Vallée.

Même chose pour Jean-Luc Munro, conseiller municipal de Loos, dans le Nord, un détail en plus : « avec arme par destination ». L’arme en question étant son vélo. « Nous dépensons beaucoup d’énergie autour des procès, des intimidations mais nous sommes toujours sur le terrain », rappelle-t-il, alors que son procès avait lieu la veille. L’avocat des parties civiles a demandé 1 000 euros de dommages-intérêts et le procureur a requis une amende de 750 euros. Délibéré en mars.

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Un peu à l’écart, quatre personnes s’activent pour confectionner une grande fresque à coups de feutres et d’autocollants colorés. Accompagné d’une guitare étiquetée « No border », un militant chante « Dans la vallée de la Roya, j’ai entendu Cédric Herrou… », sur l’air de La Vallée de Dana, du groupe breton Manau. Un hommage à cet agriculteur qui aide les réfugiés près de Vintimille, et qui est devenu le symbole de l’acharnement judiciaire. Il vient d’être condamné, ce vendredi 10 février, à 3 000 euros d’amende avec sursis. Le parquet avait requis huit mois de prison avec sursis lui reprochant d’avoir détourné la loi de 2012 accordant l’immunité pénale à ceux qui apportent une aide humanitaire aux migrants.

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Deux de ses amis, eux aussi poursuivis en justice, sont présents pour décrire le quotidien des migrants et de leurs soutiens à Vintimille. Hubert Jourdan, de l’association niçoise Habitat et citoyenneté, n’hésite pas à parler de rafles et rappelle que depuis la fermeture de la frontière franco-italienne en juin 2015, la situation s’est « considérablement détériorée », jusqu’à voir l’apparition d’un décret interdisant la distribution de nourriture. De son côté, Pierre-Alain Mannoni, fait le récit d’une maraude de nuit dans la vallée : le choc pour les bénévoles débutants, la détresse des migrants affamés, l’inquiétude de voir les policiers leur confisquer les denrées, le devoir moral de préparer à nouveaux 200 portions pour le lendemain…

Autre contexte mais même émotion lorsque Ibtissam Bouchaara raconte avec spontanéité et pudeur les conditions d’accueil des mineurs isolés hébergés dans un foyer de Châlons-en-Champagne. Ce foyer où s’est suicidé le jeune Denko Sissoko le 6 janvier dernier. Depuis, l’éducatrice a été mise à pied à titre conservatoire pour avoir dénoncé les défaillances des services de protection à l’enfance dans le département de la Marne.

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Le froid cinglant ne gèle pas la détermination et encore moins la colère de ces citoyens. « Nous sommes tous des délinquants solidaires ! », répète une membre d’un collectif d’aide aux migrants du Val-d’Oise en achetant un badge orange. Un peu à l’écart, trois réfugiés observent ce rassemblement, sourire aux lèvres. « Ça fait du bien, on a besoin d’aide pour manger, pour les papiers », glisse l’un d’entre eux timidement, avant de rejoindre quelques bénévoles qui l’ont pris sous leur aile.