Rhoda Scott : La queen aux pieds nus

Avec le Lady Quartet, l’organiste Rhoda Scott confronte son swing aux techniques d’improvisation de la génération montante. Rencontre.

Ingrid Merckx  • 8 mars 2017 abonné·es
Rhoda Scott : La queen aux pieds nus
© Photo : Philippe Marchin

C’est toujours un peu magique d’entrer dans un club à un autre moment qu’à un concert. Comme une visite de plateau, une lumière « ni jour ni nuit », un temps suspendu. Rhoda Scott ne devait pas jouer au Sunset le soir même. Mais elle recevait dans ce lieu célèbre de la rue des Lombards, un début d’après-midi de février, grignotant sur le pouce avec sa fille et son attachée de presse.

Le Sunset et le New Morning se sont associés pour lancer We free Queens. Cette production discographique avec le Lady Quartet réunit Julie Saury à la batterie, Sophie Alour au sax ténor et Lisa Cat-Berro au sax alto. Que des femmes autour de Rhoda Scott. « Ferait-on la remarque si c’étaient des hommes ? », réplique l’organiste. Quand est sorti Rhoda Scott & Friends, enregistré l’automne dernier au Jazz Club Étoile, outre la chanteuse Leslie Lewis, elle était accompagnée de Carl Schlosser (sax ténor et flûte), Philippe Chagne (sax ténor), Nicolas Peslier (guitare) et Lucien Dobat (batterie). « Et Julie Saury à la batterie le deuxième soir. Mais, dans le jazz, 4 % des musiciens sont des musiciennes ! » Elle en convient : ce Lady Quartet était un concept marketing né pour le festival Jazz à Vienne en 2004 : « Mon agent, le programmateur Jean-Pierre Vignola, m’a demandé de remplacer Abbey Lincoln pour une soirée “femmes”. Je connaissais peu de jazzwomen, alors il m’a invitée à rencontrer Julie, Sophie et Lisa. We mixed around, rit-elle soudain. On s’est amusées à se jouer des morceaux qu’on aimait. J’avais compris que c’étaient de bonnes musiciennes, mais tout s’est joué au café : ce qui ne me paraissait pas une bonne idée est devenu une évidence. » En 2007, la formule a été relancée par Stéphane Portet, du Sunset.

La porte du club est fermée de l’intérieur, la salle est vide. L’organiste aux pieds nus – habitude prise dans le presbytère du New Jersey où son père était pasteur et où elle devait quitter ses souliers pour jouer de l’orgue – s’est installée côté public, à une petite table ronde au pied de la scène. Laquelle reste dans l’ombre. Ça n’est pas encore l’heure de la musique, mais d’en parler. Un exercice auquel Rhoda Scott se prête sans déplaisir, et même avec une certaine malice. Elle choisit ses mots et ménage ses effets, laissant percer derrière son accent américain son goût des nuances.

« Elle fait tout à la feuille », confirme Philippe Chagne. C’est-à-dire à l’oreille. Pas de partition ni de grille d’accords quand elle joue. Juste la liste des morceaux. « Parfois, il faut me jouer deux ou trois notes pour que je refasse le lien entre un titre et un thème. » Modestie extrême ? « Je ne mémorise pas un morceau, réfléchit-elle, je le joue, je l’intègre, je ne le connais qu’une fois que je peux me passer de notes. »

« Jouer avec Rhoda Scott, c’est comme se retrouver propulsé dans un disque Blue Note, on est obligé de swinguer », témoigne Lisa Cat-Berro. Le swing, Rhoda Scott dit qu’elle l’a « en elle », qu’une partie d’elle « veut absolument swinguer », mais que ça n’est « rien de spécial », sinon la marque de l’époque d’où elle vient, un âge d’or où swing et soul mêlés accouchaient de ce son dont la maison de disques Blue Note Records s’est fait une spécialité.

« Ce disque du Lady Quartet est une rencontre de générations, poursuit l’organiste. Lisa, Julie et Sophie apportent leurs connaissances du Conservatoire national supérieur de musique et leurs techniques d’improvisations sur des gammes et des harmonies, quand moi, qui ai appris sur le tas, je fais plutôt des improvisations thématiques et change les harmonies quand le morceau m’y conduit, alors qu’il ne faudrait pas, pouffe-t-elle. La combinaison et la confrontation entre nos techniques, ça donne quelque chose ! » Quelque chose d’à la fois sophistiqué et entraînant, comme sur « Valse à Charlotte », ou presque funk, comme dans « Joke ».

Arrivée dans les années 1960 en France, Rhoda Scott est récemment retournée aux États-Unis suivre une maîtrise sur l’histoire du jazz. « Certains disent : le jazz, c’est le swing. Mais en Europe aujourd’hui, comme autrefois aux États-Unis, le swing n’est pas une priorité pour des musiciens qui préfèrent les “palettes de couleurs”. » Elle estime apprendre beaucoup des trois autres « ladies », quadragénaires représentatives d’une génération montante. Et elle a beau avoir 79 ans, collectionner des fans qui la suivent depuis quarante ans, faire partie du « patrimoine » en quelque sorte, elle n’est pas surplombante. « Depuis soixante ans, je connais beaucoup de morceaux, mais je reprends souvent les mêmes. Pour découvrir de nouveaux répertoires, comme celui de Wayne Shorter récemment, il faut que quelqu’un me donne un coup de pied au cul ! », s’amuse-t-elle, sans se départir pour autant de sa classe discrète.

Elle n’est pas grande. Aussi belle qu’au temps du black women artistic power d’une Angela Davis. Sur scène, elle tourne souvent la tête pour jeter un coup d’œil ou faire un signe derrière ou sur les côtés. Dans la « vraie vie », elle se dit « sauvage », « mais ça ne va pas avec le métier ». À ses débuts, elle s’est fait snober par une star qu’elle s’est promis de ne jamais imiter. Elle trouve qu’on l’écoute peu quand elle parle, mieux quand elle joue. Elle a l’humour fin et dédaigne les étiquettes. Quand on lui a dit, à son arrivée en France, que jouer Stevie Wonder et Bernstein, ça n’était pas du jazz, elle a décidé, interloquée, de ne jamais jouer que la musique qu’elle aime : « We Free Queens ». Elle préfère enregistrer live : « Le studio n’est pas inspirant… » Elle trouve des jeunes dans ses salles comme dans ses master class. Elle a toujours du mal à croire à l’admiration qu’elle inspire, mais ne s’en lasse pas. Parmi les morceaux qu’elle enregistre, Rhoda Scott garde ceux dont elle se dit qu’elle pourra « vivre avec ».

We Free Queens, Lady Quartet, Rhoda Scott, Sunset Records. En concert au New Morning, 16 mars.

Musique
Temps de lecture : 6 minutes