Une construction libérale et non démocratique

L’évolution toujours plus autoritaire de l’UE se révèle un carcan pour qui veut conduire une politique sociale et écologique.

Michel Soudais  et  Nadia Sweeny  • 22 mars 2017 abonné·es
Une construction libérale et non démocratique
© Photo : Wiktor Dabkowski/AFP

C’est un point qui ne souffre plus de contestation. Dans le cadre des traités européens actuels, conduire une politique de gauche est une gageure, tant les dispositions réglementaires imposent aux États membres de libéraliser (sans fin) leur économie et de n’entraver en rien le principe de libre concurrence. Depuis l’Acte unique, entré en vigueur en 1987, qui substituait à une cohabitation de marchés nationaux libre-échangistes entre eux un marché européen unifié, les traités n’ont cessé de renforcer la libre circulation des marchandises et des capitaux entre les pays de l’Union et avec le reste du monde. Quand, parallèlement, les élargissements successifs de cette Union la transformaient en une zone économique profondément hétérogène où le dumping social et fiscal règne en maître.

Dans cet ensemble politique, « toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres » en matière sociale et fiscale est interdite ; la liberté de circulation des capitaux et les investissements ne peuvent être entravés… En revanche, pour se doter d’une monnaie unique, les gouvernements (plus rarement les peuples) ont consenti à abandonner leur souveraineté monétaire à une Banque centrale européenne (BCE) dotée d’un statut d’indépendance qui met ses dirigeants à l’abri de toute pression politique des instances démocratiquement élues. Ils ont aussi accepté de respecter des règles budgétaires (un déficit limité à 3 % du PIB, une dette publique inférieure ou égale à 60 % du PIB) considérablement durcies depuis la crise financière de 2008. Jusqu’à devenir un véritable carcan.

En réponse à la crise des dettes souveraines du début de la décennie, les instances européennes, sous la pression des marchés financiers, ont en effet mis en place à rythme forcé les instrument politiques et juridiques [1] pour rendre irréversibles les politiques d’austérité et de réformes structurelles imposant un peu partout la baisse des dépenses publiques, le licenciement des fonctionnaires, la privatisation des systèmes de santé, la réduction des droits sociaux et le démantèlement du droit du travail. Et permettre un contrôle des politiques économiques des États par Bruxelles et Berlin, les politiques budgétaires des États membres étant désormais conçues annuellement dans le cadre du « semestre européen ». Sur la base d’un rapport de la Commission européenne qui établit des diagnostics, les gouvernements établissent en avril leurs prévisions de déficit et d’endettement, et doivent parallèlement définir les réformes structurelles qu’ils s’engagent à appliquer. Ces prévisions et ces réformes sont transmises à la Commission, qui les évalue avant que le Conseil formule des « recommandations » à chacun.

« Les politiques économiques et sociales [ainsi] réduites à l’application de normes sont exclues du débat public et de la décision démocratique », notaient en 2014 Attac et la Fondation Copernic dans Que faire de l’Europe ? (Les Liens qui libèrent). Les auteurs s’y inquiétaient de la mise en place d’« un fédéralisme autoritaire ». Que ces normes soient « tellement dogmatiques qu’elles sont inapplicables » (notamment s’agissant du déficit structurel limité à 0,5 % du PIB) ne change rien quant au fond, déplore l’économiste Liêm Hoang Ngoc dans un essai publié ces jours-ci [2] : elles « ont mis sur pied une planification ordolibérale de l’économie européenne interdisant d’autres choix possibles au-delà de quelques arrangements intergouvernementaux ». De quoi renforcer considérablement le déficit démocratique de la construction européenne, qui la rend imperméable aux alternances politiques.

De Romano Prodi déclarant devant le Parlement européen, le 14 septembre 1999, que « l’action menée au niveau européen permet souvent d’éviter les pressions directes des cycles électoraux nationaux » à Jean-Claude Juncker qui affirme, au lendemain de la victoire électorale de Syriza, qu’« il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » (Le Figaro, 29 janvier 2015), les présidents successifs de la Commission européenne sont unanimes à s’en féliciter.

Moins, les peuples européens, qui voient une partie de leur pouvoir confisquée par des institutions sur lesquelles ils n’ont aucune prise, comme la Commission européenne ou la BCE. Instances susceptibles en revanche de prendre des décisions qui s’imposent à eux. Au tournant des années 1980-1990, trois arrêts successifs du Conseil d’État français ont ainsi établi la primauté des traités européens sur la loi (arrêt Nicolo, 20 octobre 1989), des règlements européens (arrêt Boisdet, 24 septembre 1990) et même des directives européennes (arrêt S.A. Rothmans International France et S.A. Philip Morris France, 28 février 1992). Une primauté inscrite depuis à l’article 88-2 de la Constitution de la Ve République.

Le cas de la BCE est emblématique du pilotage économique non démocratique que permet l’UE. Ses dirigeants sont désignés par les chefs de gouvernement parmi des personnes « faisant autorité » dans le monde bancaire, après, entre autres, consultation du Parlement européen, qui souffre lui-même d’un manque cruel de légitimité démocratique, la moyenne de l’abstention aux dernières élections européennes étant de 57,5 %. C’est ainsi que Mario Draghi, qui fut entre 2002 et 2005 vice-président pour l’Europe de la banque privée Goldman Sachs, a été désigné en 2011 président de la BCE.

Les décisions de la BCE se prennent en dehors de tout contrôle des parlements ou des peuples. Celle-ci développe sa logique propre, fondée sur son objectif primordial inscrit dans ses statuts : « Maintenir la stabilité des prix. » Forte de cette injonction, la BCE s’immisce dans les choix politiques des États. En 2011, Jean-Claude Trichet et Mario Draghi, le second étant en passe de succéder au premier, se sont fendus d’un courrier enjoignant aux États espagnol et italien de mettre en place des politiques d’austérité. Dans le courrier envoyé à Silvio Berlusconi, la BCE lui intimait de créer « des systèmes fiscaux mieux adaptés au soutien de la compétitivité des entreprises et à l’efficacité du marché du travail », de démarrer une série de « privatisations de grande ampleur », ou encore de « réduire de façon significative le coût des emplois publics, en durcissant les règles de renouvellement du personnel et, si nécessaire, en baissant les salaires ». Elle a en outre demandé à l’État italien de « réformer davantage le mécanisme collectif de négociation salariale permettant des accords d’entreprises, afin d’adapter les salaires et les conditions de travail aux besoins spécifiques des firmes et d’améliorer leur pertinence vis-à-vis d’autres niveaux de négociations ». En somme, opérer une inversion de la hiérarchie des normes, comparable à celle mise en place par la loi travail française, imposée quelques années plus tard par le gouvernement socialiste à coups de 49.3.

Lors de la crise grecque, la BCE a même été jusqu’à se positionner contre le gouvernement élu et a orienté ses décisions sur la défense des créanciers, au détriment de son rôle, pourtant primordial pour une banque centrale, de prêteur en dernier ressort. À partir du 4 février 2015, la BCE a refusé les titres de dette de l’État grec comme collatéraux, suspendant ainsi la disposition permettant aux banques grecques de se refinancer auprès d’elle. L’État grec ne pouvait plus lever d’argent.

L’institution bancaire européenne « a soudainement rompu avec son ambition de garantir “l’intérêt général de la zone euro” pour choisir un camp », celui des créanciers, affirme Coralie Delaume dans l’essai qu’elle vient de publier avec l’économiste David Cayla [3]. Cette pression inédite a fait plier le Premier ministre Alexis Tsipras, de Syriza, le conduisant à accepter un nouveau plan d’austérité pourtant largement rejeté par son peuple, tant lors des élections générales de janvier 2015 qu’au référendum du 5 juillet 2015, où les Grecs ont dit « non » à 61,3 % au plan imposé par la troïka. « Dans ce carcan européen, on voit bien qu’aucune alternance politique nationale ne change quoi que se soit, résume Coralie Delaume. L’Europe a subtilisé les choix démocratiques des peuples. » Renforçant par là même la défiance et le rejet des populations.

Les libéraux trouvent leur compte dans cette situation. « L’Europe nous protège », assurait le slogan de campagne de l’UMP aux élections européennes de 2004. De quoi ? Du socialisme et du communisme, avait fanfaronné, le 5 juillet 2008, Nicolas Sarkozy, devant le conseil national de son mouvement, en présence du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, et du président du Parlement européen.

Face à cela, la gauche française propose plusieurs options. La première consiste à renégocier les traités. Jean-Luc Mélenchon souhaite « proposer une refondation démocratique, sociale et écologique des traités ». Benoît Hamon envisage, lui, de soumettre « aux États membres de la zone euro un traité de démocratisation de gouvernance de la zone euro » instituant une « assemblée démocratique ». Toute négociation de ce type, forcément longue, paraît bien hypothétique – elle suppose de recueillir l’assentiment unanime de 27 ou de 19 gouvernements – à moins d’installer un rapport de force conséquent.

Une deuxième option serait de désobéir aux règles européennes contraires aux engagements pris devant les électeurs. Cette « désobéissance européenne », apparue en 2012 dans le programme du Front de gauche, est plus que jamais défendue par Jean-Luc Mélenchon. Benoît Hamon, qui écrivait en 2011 dans son essai Tourner la page (Flammarion) : « Toute promesse de respecter l’exhortation de la Commission européenne et des marchés financiers à rembourser la dette sans délai interdit le choix d’une politique économique et sociale efficace », envisage de déroger temporairement à la règle des fameux 3 % de déficit public.

La troisième option envisagée par la France insoumise, autant pour installer un rapport de force à l’ouverture des négociations (plan A) que pour répondre à leur échec (plan B), serait de « sortir unilatéralement des traités européens » et de « construire de nouvelles coopérations avec les États qui le souhaitent ». L’enjeu n’est donc pas mince.

[1] Il s’agit principalement des directives dites « Six-Pack » et « Two-Pack » et du traité budgétaire de 2012.

[2] Un insoumis devrait dire ça…, Liêm Hoang Ngoc, Éd. du Cerf, 112 p. 9 euros.

[3] La Fin de l’Union européenne, Michalon, 255 p., 19 euros.

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Europe : Des visions convergentes
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