Dérapage catholique

Dans une mise en scène de David Gauchard, Emmanuelle Hiron interprète avec une belle sobriété Le Fils, de Marine Bachelot Nguyen. Un monologue remarquable sur une radicalisation religieuse.

Anaïs Heluin  • 26 avril 2017 abonné·es
Dérapage catholique
© photo : DR

Elle n’a pas vu le beau visage pâle du Christ installé en fond de scène sur une toile immense. Ni le vieil homme malade, diarrhéique et incontinent, qui souille le plateau aux allures d’appartement chic et design. Elle n’a même pas eu l’idée d’aller vérifier par elle-même la véracité des propos tenus par ses amis au sujet de la pièce de Roméo Castellucci, Sur le concept du visage de Dieu. Épouse du propriétaire de la pharmacie où elle travaille, mère de deux garçons, l’unique personnage du Fils va pourtant manifester à Rennes sur le boulevard de la Liberté.

« Non au blasphème ! Christ caillassé, chrétiens insultés ! Touchez pas à Jésus ! » Au milieu de croix géantes et de crucifix, les slogans émeuvent l’apothicaire, qui se contentait jusque-là d’une pratique religieuse routinière héritée de ses parents. De messe en réunion, une ferveur nouvelle s’empare d’elle, qui débouchera sur un drame.

Alors que, sur scène comme ailleurs, l’islam cristallise tous les débats sur l’extrémisme religieux, David Gauchard et sa compagnie L’Unijambiste osent s’intéresser à l’intégrisme catholique qui, il n’y a pas si longtemps, se donnait en spectacle pendant la Manif pour tous. Comme l’Allemand Marius Von Mayenburg dans Martyr (2012), une des rares pièces contemporaines consacrées au sujet, le metteur en scène opte pour le récit d’une dérive sectaire par la personne concernée elle-même. Non plus un lycéen mal dans sa peau, mais une femme de la moyenne bourgeoisie bretonne.

Commandé à l’auteure dramatique Marine Bachelot Nguyen, portée sur les questions féministes et postcoloniales, Le Fils offre à la comédienne Emmanuelle Hiron une passionnante partition. Seule sur une scène circulaire en bois clair où se dresse un clavecin de la même couleur, la comédienne commence par s’adresser au public. « Vous le savez, ce que c’est d’être mère ? […] On parle toujours du bonheur d’être mère, rarement des déchirures, ces cicatrices que gravent les enfants dans la chair. »

La folie religieuse s’ancre dans l’intime et se referme dessus. La protagoniste du Fils n’est pas pour autant un esprit avide de dogme, du moins pas de manière explicite. C’est là toute la force du spectacle de David Gauchard. À peine interrompue par quelques airs de clavecin joués par un jeune garçon aux manières fantomatiques, la parole tout en digressions du Fils donne à voir une femme dans ses faiblesses et ses contradictions. Dans sa difficile quête d’amour et d’ancrage social, décisive dans son basculement vers une idéologie fondée sur le rejet de l’Autre.

Emmanuelle Hiron excelle à rendre l’inquiétante banalité de son personnage. Elle oscille entre le « je » et le « elle », passe de la gravité à l’humour sans changer de ton ou presque. La carrière, l’éducation des enfants, sa relation conjugale… Les inquiétudes qu’elle exprime sont celles de n’importe qui, de même que son jean et sa chemise. Le glissement du Fils est d’autant plus troublant qu’il loge dans les mots et les habits de tous les jours. Derrière les sourires les plus réconfortants.

Le Fils, Marine Bachelot Nguyen, les 3, 4, 10, 11 et 12 mai à l’Espace Malraux, Chambéry (73). Dans le off d’Avignon, à la Manufacture, du 6 au 26 juillet.

Théâtre
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