Stefan Zweig, penseur contemporain

L’écrivain autrichien est souvent convoqué dans le débat actuel. À raison, car sa description de la crise des libéralismes est une leçon utile pour notre époque.

Olivier Doubre  • 26 avril 2017 abonné·es
Stefan Zweig, penseur contemporain
© photo : Photo-Re-Pubblic/leemage/AFP

Comparaison n’est pas raison : la considération est connue. Les ouvrages ou les interventions tendant à rapprocher ou à comparer les années 1930 avec notre époque sont légion. Mais de nombreux historiens mettent en garde contre des rapprochements simples, sinon simplistes, tant les différences sont indéniables. Présence de l’URSS, antisémitisme historique répandu, protectionnisme, une Société des nations négligeable et négligée, des régimes fascistes, des guerres en Europe avant de sombrer dans le conflit mondial et la « brutalisation du monde »… Les analogies trop rapides sont donc hasardeuses.

Pourtant, il est un écrivain de cette époque qui, aujourd’hui, revient fréquemment dans le débat public : Stefan Zweig. Si l’auteur de Vingt-quatre heures de la vie d’une femme ou de La Confusion des sentiments n’a jamais vraiment disparu des radars littéraires, il fut longtemps considéré comme « un peu kitsch, voire secondaire », essentiellement jusqu’au début des années 1980, en France et à l’étranger. Juif, né en 1881 dans l’Empire -habsbourgeois, l’Autrichien Stefan Zweig – qui s’est suicidé en 1942 avec sa femme – figure depuis plus de trente ans parmi les écrivains du XXe siècle les plus lus. Au cours des dix dernières années, ce sont plus de trois millions d’exemplaires de ses œuvres qui se sont écoulées en France.

Les éditeurs se sont donc frotté les mains lorsqu’il est tombé dans le domaine public, en 2012, avec plus de 160 éditions disponibles, tous titres confondus. Et chaque texte, inédit, retrouvé ou oublié est à chaque fois l’assurance d’un succès de librairie. « C’est un vrai phénomène de masse, depuis très longtemps, à tel point que le moindre texte exhumé d’un fond de tiroir est d’emblée tiré à au moins cent mille exemplaires », ironise Serge Niemetz, biographe, préfacier et surtout traducteur de Zweig, en particulier de ses mémoires, Le Monde d’hier, rédigées peu de temps avant son suicide [1].

« On a redécouvert Le Monde d’hier à la fin des années 1980, comme un témoignage vite devenu mythique de l’Autriche d’avant 1940 et surtout d’une Europe disparue, à la veille de la catastrophe », souligne Serge Niemetz. Exilé dès 1934 à Londres, puis au Brésil cinq ans plus tard, « Zweig est alors très seul, dans une situation sans issue, incapable de s’engager dans une société des masses qui dément ses valeurs humanistes. » Cet autre Zweig que l’on (re)découvre, sans cesse cité depuis, est celui des essais, des conférences et des mémoires, c’est-à-dire le défenseur (souvent abattu moralement) d’une culture cosmopolite et d’une Europe transnationale.

Si le « monde d’hier » de Stefan Zweig est celui de sa jeunesse, « de la sécurité », c’est d’abord celui de l’Empire austro-hongrois, qui s’est effondré sous les coups des nationalismes lors de la Grande Guerre. Autre éminent traducteur de Zweig, Jacques Le Rider souligne dans sa préface aux conférences de 1932, réunies sous le titre Appels aux Européens [2], combien « l’aspiration de Stefan Zweig à une Europe supranationale est indissociable du “mythe habsbourgeois”, dont il devient dans les années 1930, comme Joseph Roth, un des chantres plus éloquents. »

Mais Jacques Le Rider rappelle justement que « chacune des nationalités rêvait d’obtenir la formation de son propre État-nation. […] Le système [de l’Empire] était, à vrai dire, aussi épuisant et aussi peu séduisant aux yeux de l’opinion publique que celui des négociations intergouvernementales de l’actuelle Union européenne : dans ces marchandages permanents, qui n’aboutissaient pas tous en temps utile, mais qui absorbaient toute l’énergie des dirigeants politiques et de leurs administrations, la cohésion de l’ensemble était le plus souvent perdue de vue, au profit des logiques nationales, pour ne pas dire nationalistes. Le processus de dislocation avançait inéluctablement, mais assez lentement pour rester presque imperceptible ».

De fait, la pensée de Zweig entre particulièrement en résonance avec la société d’aujourd’hui, où l’individu, isolé, broyé, subit, dans un flot de démagogie et en proie à la montée des violences de toutes sortes, les crises d’un libéralisme sans cesse en contradiction avec les principes et les idéaux qu’il est censé défendre et promouvoir.

Fin connaisseur de l’œuvre de l’écrivain autrichien, Roland Gori, psychanalyste et professeur à l’université d’Aix-Marseille, fait régulièrement appel à sa pensée dans ses ouvrages, où il tente d’explorer les impasses politiques et les pathologies individuelles et collectives qui lacèrent les sociétés contemporaines. Il voit dans le Stefan Zweig de l’entre-deux-guerres, assistant au naufrage progressif de l’Europe, une vigie qui, avec toutes ses limites, met en garde contre les dangers potentiels en appelant à l’unité politique, et surtout culturelle, du continent. Inquiet comme lui de la montée des nationalismes et des fanatismes, Roland Gori, auteur de plusieurs ouvrages sur la société néolibérale, et récemment celui décrivant un « monde sans esprit » qui mène à « la fabrique des terrorismes [3] », critique néanmoins Zweig pour « son allergie et son inaptitude à la politique, qui, pour lui, a quelque chose de sale ». Il trouve néanmoins chez Zweig une remarquable analyse de la crise du libéralisme, synonyme de démagogie et de violence, que nous connaissons à nouveau aujourd’hui. Surtout, Zweig offre le regard de quelqu’un qui a assisté à deux des crises successives du libéralisme, celle d’avant 1914, qui s’achève par la guerre mondiale et la chute de l’Empire austro-hongrois ; puis celle des années 1920-1930, qui conduit Zweig à l’exil, au désespoir et enfin au suicide.

Pour Gori, « Zweig montre bien comment le vide créé par les crises du libéralisme et la désertion de l’homme universel va être rempli, avant 1914, par l’idée de nation (c’est La Terre et les Morts, de Barrès) puis, avec les nazis, par le peuple biologique, l’espace vital et la race. On peut penser que la religion et le fanatisme sont ce qui vient combler le vide actuel. »

Dans sa conférence de 1932 intitulée La Désintoxication morale de l’Europe, Zweig veut croire que « la guérison » du continent implique une « union culturelle, avant son union politique, militaire et financière ». Un projet qui repose en premier lieu sur « une nouvelle génération éduquée dès son jeune âge, sans haine, dans le respect des réalisations européennes communes ». Et Gori de souligner que l’idéaliste Zweig, tourné vers la jeunesse, imagine précisément, dès les années 1930, ce qui sera le programme Erasmus, fort de « sa conviction d’une harmonie supérieure de l’Europe passant par ce que d’aucuns ont depuis nommé la “République des lettres” ».

Chaque jeune Européen devrait ainsi avoir étudié, ou au moins passé des vacances, dans un autre pays du continent, avec un programme supranational subventionné « pour ces jeunes gens avides d’apprendre », notamment les langues étrangères. Mais, ajoute Gori, l’Autrichien insiste en premier lieu sur l’enseignement de l’histoire dans cette Europe à construire, « qui ne doit pas être l’histoire des guerres et des nations face à face, mais bien de ce que chaque nation doit aux autres ; c’est là une idée puissante de la notion de dette, qui, au lieu d’être financière, serait culturelle, scientifique et technique. Un changement de paradigme majeur à l’heure où la dette semble faire sombrer à nouveau l’Europe ».

Pour autant, Gori n’ignore pas, comme le souligne aussi Laurent Seksik, écrivain et critique littéraire, autre admirateur de Stefan Zweig et auteur d’une adaptation théâtrale du Monde d’hier (à Paris en ce moment), que l’auteur autrichien n’était « porté par aucune motivation idéologique, pas plus dans ses écrits que dans son existence [4] ». Sa pensée se révèle pourtant capable de nous donner des pistes de réflexion sur le monde d’aujourd’hui.

[1] Le Livre de poche, trad. S. Niemetz, 1993 (Belfond, 1982).

[2] Éd. Bartillat.

[3] Un monde sans esprit. La fabrique des terrorismes, Les Liens qui libèrent, 2017.

[4] Stefan Zweig l’Européen, hors-série Le Monde, avril-mai 2017.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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