Turquie : Un référendum sous haute tension

Malgré une campagne violente de l’AKP, l’issue de la consultation du 16 avril visant à renforcer les pouvoirs d’Erdogan est plus incertaine que prévu. Reportage dans les rues d’Istanbul.

Jérémie Berlioux  • 12 avril 2017 abonné·es
Turquie : Un référendum sous haute tension
© photo : Chris McGrath/Getty Images/AFP

Dans un café du quartier populaire de Sirinevler, à Istanbul, Mert, la vingtaine, choisit ses mots avec précaution. Ses convictions politiques sont loin de faire l’unanimité dans cet arrondissement conservateur acquis au Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan. « Au référendum, je vais voter contre Erdogan », souffle-t-il. Kurde, originaire du sud-est du pays, Mert vivote grâce à un emploi dans un bureau de change. Rien ne trouve grâce à ses yeux chez le président actuel. Le serveur est tout aussi catégorique, mais en faveur du chef de l’État, « Si Erdogan gagne, nous serons plus forts, tout ira mieux », affirme-t-il.

Le 16 avril, 56 millions de Turcs sont appelés à se prononcer par référendum sur une réforme constitutionnelle. Précisément, 18 articles renforçant substantiellement les pouvoirs du chef de l’État, l’autorisant entre autres à gouverner par décret-loi, au risque de gommer toute séparation des pouvoirs. « Cette réforme institutionnalise les pouvoirs qu’Erdogan possède déjà depuis l’instauration de l’état d’urgence après le coup d’État manqué de juillet dernier », résume Bayram Balci, chercheur au Ceri-Sciences Po, à Paris.

Pour Mert, ce référendum n’offre pas de bonnes options : « Quoi qu’on vote, le résultat sera le même. » Une opinion partagée par beaucoup de Stambouliotes. « Si le “oui” gagne, ce sera la dictature, si c’est le non, tout est possible », ajoute-t-il.

À quelques jours de cette consultation historique, la société turque est extrêmement polarisée. Istanbul est fébrile, meurtri par plusieurs attentats, dont celui du Nouvel An au club Reina, revendiqué par l’État islamique et qui a fait 39 morts. Le pays est isolé sur la scène internationale, il est en guerre dans le Sud-Est contre la guérilla kurde et en Syrie. La répression qui s’est accentuée après le coup d’État manqué de juillet se fait sentir au quotidien. Contexte difficile pour tenir un référendum.

À Sirinevler, ce soir-là, des opposants kémalistes, fervents défenseurs de la République et de la laïcité, distribuent des tracts appelant à « défendre la séparation des pouvoirs ». À Kadikoy, sur la rive asiatique du Bosphore, des militants du Parti démocratique des peuples (HDP, gauche, pro-kurde) dansent en ronde en appelant à « résister à l’autoritarisme ». Mais à travers la ville, ce sont les affiches et équipes de campagne en faveur du « oui » qui dominent le paysage. Portraits géants d’Erdogan ou du Premier ministre, Binali Yildirim, voitures équipées de sono matraquant les slogans, tentes dressées aux carrefours où les tracts et les sermons en faveur de la réforme s’accompagnent de thé et de biscuits. La campagne est déséquilibrée.

Les partisans du « oui » ont jeté toutes leurs forces dans la bataille et ont un net avantage : l’accès à de grandes salles pour leurs meetings, des dépenses considérables, un fort leadership, un contrôle des médias et des fans enthousiastes. Pourtant, les sondages donnent le « oui » et le « non » au coude à coude.

La campagne de l’AKP et de ses alliés ultranationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) est violente. Les opposants à la réforme constitutionnelle sont assimilés à des terroristes, tandis que le gouvernement joue sur la défense de la « patrie menacée », quitte à monter en épingle quelques tensions diplomatiques avec des pays de l’Union européenne.

« Erdogan n’est jamais aussi bon que lorsqu’il a un ennemi », lâche Emre Cevik, un traducteur trentenaire engagé dans la campagne du « non ». Cet « enfant de Gezi » – en référence au mouvement de contestation du parc Gezi, en 2013, qui s’opposait déjà à l’autoritarisme d’Erdogan – est abasourdi par les accusations de « nazisme » proférées à l’encontre des gouvernements allemand et néerlandais. « À croire qu’ils n’ont pas d’autres arguments ! Mais ça fait mouche chez certains. »

Peu à peu, cependant, le doute s’est installé jusqu’au cœur du régime. De grandes figures historiques de l’AKP telles qu’Abdullah Gül (président jusqu’en 2014) ou Ahmet Davutoglu (Premier ministre de 2014 à 2016) cachent difficilement leur gêne vis-à-vis de cette réforme.

Demir Toker, lui, est un entrepreneur stambouliote prospère, fidèle de l’AKP. « La Turquie doit à l’AKP son développement économique », explique le quinquagénaire. Il craint cependant que les envolées nationalistes d’Erdogan effraient les investisseurs. « À l’étranger, on me demande si la Turquie est menacée par la guerre civile, s’esclaffe-t-il, ce n’est pas bon pour les affaires. » Toker dit avoir longuement hésité pour ce vote. Ce sera « non ». « Cette réforme ne peut pas apporter plus de stabilité », se justifie-t-il. Et de se rassurer en rappelant que le Parlement reste dominé par le parti conservateur. À demi-mot, il avoue être un peu déboussolé par la direction de l’AKP : « Le parti, c’est une coalition de courants, son objectif initial était le respect de la pluralité, Erdogan se perd dans cette réforme », glisse l’entrepreneur.

Les inquiétudes de Toker ne sortent pas de nulle part. Les touristes ont fui. Le chômage augmente (12,6 %), l’inflation de même, tandis que la monnaie chute de concert avec la croissance (2,6 %). Une situation qui inquiète les classes populaires, une frange de l’électorat longtemps séduite par l’AKP. Sedat Durel, le secrétaire général du Syndicat des travailleurs des centres d’appels, membre de la centrale syndicale Disk (l’un des principaux syndicats turcs), prend acte d’un changement d’attitude des ouvriers. « Dans certaines usines, on se faisait chahuter lorsqu’on critiquait l’AKP. Aujourd’hui, les ouvriers nous écoutent davantage. C’est un début. » La base électorale ouvrière de l’AKP pourrait-elle virer sa cuti, malgré les promesses du pouvoir de créer des emplois ? « C’est trop tôt pour le dire, mais le doute s’installe », nuance le syndicaliste.

Depuis juillet, 130 000 personnes ont été démises de leurs fonctions et plus de 47 000 arrêtées. Les conséquences sont dramatiques pour des milliers de foyers. Pas d’indemnités, de salaires, d’assurance maladie, de chômage – et les victimes des purges ne peuvent pas espérer retrouver un emploi ni contester leur licenciement. « La décision du ministère d’annuler mon permis de travail tient en deux lignes, sans explication », raconte Noémi Lévy-Aksu, historienne à l’université Bogazici d’Istanbul. Elle fait partie des milliers d’universitaires licenciés depuis l’automne. « Ça peut toucher n’importe qui du jour au lendemain”, explique-t-elle.

Le spectre de juin 2015 hante la campagne. Cette année-là, après des élections parlementaires marquées par une percée du HDP, les combats ont repris entre la guérilla kurde du PKK et le gouvernement, offrant à ce dernier une occasion de réprimer les sympathisants du mouvement kurde. Cette guerre, qui a fait des milliers de morts, a permis à Erdogan de se présenter comme le rempart contre le chaos et de regagner sa majorité au Parlement, en novembre 2015. « Le régime crée constamment un sentiment d’insécurité pour justifier des mesures exceptionnelles », explique de son côté Cevik. Alors la campagne pour le « non » évite la confrontation directe avec le « Reis ».

Le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), principal parti d’opposition au Parlement, se fait discret, se sachant très impopulaire dans certains milieux. Même le PKK fait profil bas, n’offrant pas de prétexte à Erdogan pour une nouvelle vague de répression. Discrètement, l’opposition argumente, convainc, persuade. « Nous redécouvrons le porte-à-porte », reprend Cevik, enthousiaste.

« Il y a une attente très forte de savoir ce qui va se passer après les résultats, estime Noémi Lévy-Aksu. Il est évident que le “non” ne résoudrait pas tout. En revanche, il est important d’ouvrir un espace où il sera plus facile de concevoir une alternative démocratique ». Sur l’esplanade de l’université, des étudiants mobilisés contre les purges dans les établissements ont dressé une tente, où ils organisent des conférences et des forums. « C’est leur première mobilisation, ils ont conscience qu’il faut préserver la pluralité et la liberté d’expression », explique l’historienne.

« Si les opposants restent motivés, cette campagne peut créer une dynamique », veut croire Durel. Si certains se risquent donc à un peu d’espoir, l’incertitude du résultat de l’élection reste pesante. Istanbul vit suspendue au verdict des urnes. Ce référendum va-t-il conduire vers un nouvel épisode de violences politiques ? « Contre qui ? », s’interroge Balci, notant au passage que les oppositions constituées sont déjà réprimées. « Erdogan n’a pas autant de marge de manœuvre qu’il y paraît », espère le chercheur.

Mais la peur d’une nouvelle vague de violence reste lancinante parmi les opposants au Président. « Erdogan est capable de tout », assure Cevik. Mert, quant à lui, sait déjà qui a gagné : « Cette peur diffuse, c’est la plus grande victoire d’Erdogan. »

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Turquie : Le coup de force d’Erdogan
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