Produire sans OGM, c’est possible !

En Bretagne, terre dépendante aux OGM importés, des paysans démontrent qu’un élevage de qualité est viable grâce à une alimentation animale locale et non transgénique. Reportage.

Patrick Piro  • 3 mai 2017 abonné·es
Produire sans OGM, c’est possible !
© photo : Patrick Piro

Petite leçon dans la prairie, au ras des pâquerettes. Jeanne Brault ramasse un trèfle, deux feuilles de fétuque, un peu de ray-grass anglais. Des herbes folles, à vue de botte. Pour l’éleveuse, c’est la triplette fourragère qu’elle a sélectionnée et semée en 2015, avec son associé et mari Dominique Le Calvez, pour transformer cette parcelle en une pâture nourricière. Croissance rapide, productivité, teneur en protéines… il existe de nombreuses variétés de ces espèces. « Nous n’avons pas retenu les plus énergétiques, mais celles qui pourront assurer la meilleure durabilité à la prairie. Nourrir correctement les bêtes sans épuiser la terre, et pour de nombreuses années », prévoient-ils.

Dans la pâture voisine, la cinquantaine de vaches de leur cheptel aura bientôt tout tondu. Le printemps est anormalement sec, « mais on annonce un peu de pluie la semaine prochaine ». Les bovins sont à l’herbe huit mois sur douze, et la fauche de l’excédent permet de couvrir l’hiver, moyennant un petit complément en tourteaux de colza achetés chez un voisin. Les deux exploitants, qui ont repris il y a trois ans la ferme des Hirondelles, à Plédéliac près de Lamballe (Côtes-d’Armor), se surprennent d’avoir déjà atteint la rentabilité. Le voisinage prédisait « qu’ils ne passeraient pas le premier hiver » avec leur choix d’un élevage extensif, sans pesticides et autonome : sur 70 hectares de prairie, broutent quatre fois moins de vaches que n’en avait leur prédécesseur, le lait est bio et produit sans soja importé. Radicalement à contre-courant du modèle breton.

En quelques décennies, la région est devenue le pôle emblématique de l’élevage intensif français hors sol, avec une spécialisation outrancière dans la filière porcine. Pour accroître les rendements en viande et en lait, les éleveurs ont basculé vers une alimentation à base de maïs, la plus énergétique des céréales. Les vaches de la ferme des Hirondelles donnent en moyenne 5 300 litres de lait par an. Celles des voisins, au régime maïs, produisent près du double.

Cependant, pour équilibrer ce régime alimentaire hyper-énergétique, il faut leur apporter un fort complément en protéines végétales. Et colza, pois, tournesol, luzerne locaux n’y suffisent pas, notamment parce qu’en 1992, dans un jeu de concessions réciproques avec les États-Unis, l’Union européenne accepte de limiter ses cultures de protéagineux (accord de Blair House). L’agro-industrie se tourne alors massivement vers l’importation de soja, reine des plantes à protéines, d’abord issu des États-Unis puis du Brésil et de l’Argentine, qui y consacrent d’immenses superficies à des coûts de production très compétitifs. L’optimisation économique pousse les producteurs européens de rations animales à se concentrer autour des grands ports où débarque le soja – Brest, Lorient, Saint-Nazaire pour la France. Les élevages suivent. Avec 6 % du territoire français, la Bretagne concentre près de 60 % du cheptel national de cochons.

Et au début des années 2000, apparaissent les premiers tourteaux de soja transgéniques. Sans heurt ou presque : la législation européenne n’impose pas de signaler la présence d’OGM dans les rations animales, ni dans les produits animaux issus de leur consommation. Cinq ans plus tard, la quasi-totalité du soja débarqué en France est OGM : sous la pression des géants de l’agro-industrie, dont Monsanto, l’agriculture sud-américaine s’est brutalement convertie aux variétés transgéniques. Pour la Bretagne, le piège est complet, avec à la clé le problème de la gestion d’énormes volumes d’effluents animaux, lesquels polluent presque toutes les rivières locales.

Un jour de 2007, René Louail, ancien porte-parole de la Confédération paysanne, reçoit Jean-Yves Le Drian dans sa ferme de Saint-Mayeux, près de Loudéac (Côtes-d’Armor). Deux ans plus tôt, le président du conseil régional signait la charte de Florence des régions européennes sur « la coexistence entre les OGM et les cultures traditionnelles et biologiques ». Alors que monte la résistance aux OGM, dont René Louail est une figure nationale, Jean-Yves Le Drian s’engage devant lui à investir autant dans les filières alternatives que dans l’agriculture conventionnelle. « C’est un comportement d’escroc !, fulmine le paysan contre l’élu. Dix ans après, alors que c’est un point crucial, rien n’a été fait pour que les ports de Brest et de Lorient s’équipent, comme à Saint-Nazaire, de cellules de stockage distinctes dédiées aux cargaisons non transgéniques. » Résultat, les éleveurs bretons en quête de soja non OGM doivent supporter un surcoût significatif pour leur acheminement, par camions, de Loire-Atlantique.

René Louail, pour sa part, n’a jamais voulu prendre les rails du modèle productiviste. Son exploitation, consacrée principalement à l’élevage de poules en Label Rouge, s’approvisionne en tourteaux de protéagineux locaux – féverole, lupin, pois, etc. –, dont la culture n’est désormais plus contrainte par l’accord de Blair House, qui n’a pas été renouvelé. L’éleveur est aujourd’hui à la retraite, et c’est son fils Emmanuel qui a pris sa suite, acquéreur il y a quatre ans de la moitié du capital de la ferme, une installation qu’il n’est pas peu fier d’avoir facilité. « Aux alentours, les paysans qui ont choisi l’option de l’agro-industrie ne trouvent pas de jeunes en capacité de reprendre leurs fermes, fragilisées par des dettes importantes. Alors ce sont des voisins qui rachètent, pour agrandir encore leurs exploitations… »

Ce matin-là, un franc soleil réchauffe l’atmosphère, et les volatiles en fin de croissance font leurs premiers pas hors des poulaillers. Le confinement anti-grippe aviaire, qui a un temps pesé sur les élevages de la région, vient d’être levé. « Les OGM ? Hors de question !, s’élève Emmanuel Louail. Je ressens comme une véritable humiliation la contrainte que fait peser ce système, et en particulier l’injustice du surcoût : on paye pour pouvoir se passer d’une technologie ! » Il a fait le calcul : le choix d’une alimentation non-transgénique issue de cultures locales ponctionne, en charges, l’équivalent du revenu dégagé par l’un des trois poulaillers de l’exploitation. « Et l’on ne peut pas compenser par un prix de vente plus élevé, parce que la qualité “zéro OGM” ne peut pas être valorisée sur le marché », explique Christian Salomon, technicien du groupement Breizh’Val, au service de 50 producteurs de volailles en Label Rouge et sans OGM, dont Emmanuel Louail : comme il n’existe pas de filière distincte et contrôlée pour les aliments « non OGM », l’allégation n’est pas valable.

D’autant plus, qu’à l’instar d’autres signes de qualité comme l’appellation d’origine contrôlée (AOP) et l’indication géographique protégée (IGP), le cahier des charges du Label Rouge n’impose pas non plus aux produits commercialisés d’être indemnes de transgéniques dans le processus de fabrication. « Or les consommateurs, qui dans leur très grande majorité rejettent les OGM dans leur assiette, supposent intuitivement que c’est le cas, souligne René Louail. Il serait catastrophique pour ces filières qu’ils se considèrent un jour floués, d’autant plus que nous sommes en train de gagner la bataille ! »

Car d’importants opérateurs agroalimentaires, comme Loué et Terrena, ont perçu le danger de cette incohérence, en s’engageant de manière volontariste sur l’achat de gros volumes de soja sans OGM, pour la fabrication d’aliments pour bétail. « Les professionnels ont parcouru tout le chemin, il faut maintenant enfoncer totalement le clou en faisant acter formellement par le législateur l’interdiction des OGM dans le cahier des charges des signes de qualité », insiste René Louail.

Pas si simple cependant, car l’enjeu dépasse largement le lien de confiance entre producteurs et consommateurs : le jour où les signes de qualité seraient officiellement liés à l’absence de transgéniques, les filières ne bannissant pas les OGM apparaîtraient, par contraste, de « qualité inférieure » auprès des consommateurs. « Et si nous gagnons sur les OGM, nous inversons aussi la tendance sur les pesticides agricoles, dont l’usage est étroitement associé aux variétés transgéniques », explique encore René Louail.

La situation est encourageante aussi dans la filière laitière anti-OGM, parvenue en une vingtaine d’années à constituer, avec Biolait, un groupement influent d’un millier de fermes paysannes – 30 % de la production de lait bio du pays, dont les trois quarts vendus sur le territoire. Le collectif a décidé qu’à partir d’avril 2017 les vaches de ses adhérents devraient passer à une alimentation “100 % française” afin de mieux en garantir la traçabilité. « Donc plus de soja importé, car le “non-OGM”, délicat à certifier à distance, est trop tentant pour les fraudeurs, rapportant trois à quatre fois plus que le soja transgénique », expliquent Jeanne Brault et Dominique Le Calvez, membres de Biolait. Pas d’impact pour la ferme des Hirondelles, à l’herbe, mais ils se sentent pleinement concernés : « La découverte de la pollution d’une fraction de la production affecterait la crédibilité de l’ensemble de la marque. »

Écologie
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