Ainsi s’installe la légende…

Déjouer les fantasmes sur Daech avec une précision documentaire, faire exister des personnages sans perdre de vue la guerre en cours : Le Bureau des légendes a créé un genre qui s’impose en 3e saison.

Ingrid Merckx  • 21 juin 2017 abonné·es
Ainsi s’installe la légende…
© photo : Jessica Forde - Top The Oligarchs Productions / Canal+

Il est assis sur un banc devant la tombe de sa mère. Guillaume Debailly, alias Paul Lefebvre, nom de code Malotru (Mathieu Kassovitz), a le visage crispé. Il est dehors en plein jour. Tout le monde est à ses trousses. Il ne peut voir sa fille. Il ne peut voir la femme qu’il aime. Il est seul. Très seul. Et il revient de loin… Sa main se pose sur la tête du chien-loup assis à côté de lui. Tiens, il a un chien maintenant ? Le chien disparaît. Souvenir ? Ami imaginaire ? Chien fantôme, comme on le dit d’un membre fantôme qui démange après l’amputation ? Comme la jambe perdue de Raymond ­Sisteron ­(Jonathan Zaccaï), agent de la DGSE comme lui, aujourd’hui sur le terrain en Syrie aux côtés d’une combattante kurde.

Comme l’assurance évanouie de Marina Loiseau (Sara Giraudeau), qui, prise d’angoisse, avait quitté la DGSE, mais reprend du service en feignant de travailler pour le Mossad dans une mission de ­démantèlement du nucléaire iranien à Bakou, en ­Azerbaïdjan. Elle aussi se prend les pieds dans sa « légende ». Soit le personnage monté de toutes pièces qu’un agent des renseignements français rattaché au Bureau des légendes incarne dans le cadre d’une mission.

Plusieurs identités, plusieurs vies. Des frontières qui se superposent, géographiques et psychologiques. Dur de ne pas se perdre : quel est l’objectif de la mission ? Mon objectif à moi ? Ma morale ? « Tu me voulais dans ta vie…», souffle Nadia El Mansour (Zineb Triki) à Guillaume Debailly quand ils arrivent à se parler sur une ligne téléphonique déjouant tous les pistages. « Tu es dans ma vie », affirme-t-il en rassemblant sa légende, Paul Lefebvre, prof de français dont elle est tombée amoureuse à Damas, et sa vie d’agent, qu’elle déteste à cause du mensonge qui l’irrigue. « C’est compliqué, ton monde », ajoute-t-elle. « Pas le tien, peut-être ? », rétorque-t-il en la renvoyant à son rôle de négociatrice entre l’opposition syrienne et le régime de Bachar Al-Assad. Elle est dans un bureau. Lui sur une route, debout contre la portière d’une voiture, la nuit. Cette scène étreint parce que cette conversation, c’est le possible d’une relation suspendue dans un champ de mines.

La force du Bureau des légendes tient à cette manière de faire exister personnages et tension romanesque dans un cadre quasi documentaire. La saison 3 démarre avec une vidéo tournée par des soldats de l’État islamique. Elle s’apparente à quantité de vidéos réellement diffusées par l’EI. C’est une représentation et, cependant, les geôles de l’EI doivent ressembler à celle de Malotru. Les prises d’otages aussi. Peut-être même les bourreaux, la poussière et la déshumanisation dans laquelle ils évoluent. Étrangement, ces images inspirées de la réalité font tomber les fantasmes : elles donnent à voir ce qu’on peine à imaginer dans une guerre qui gronde encore. De quoi en décupler la gravité. Si Malotru peut s’en sortir, combien tombent autour de lui ? Et en vrai ? La guerre réelle contre l’EI ne quitte jamais l’esprit.

Cette clarté des statuts porte la narration et lui donne une grande force de conviction. Le Bureau des légendes (LBDL pour les intimes) ose mettre en scène un cadre de l’EI, ex-agent de Saddam Hussein, dans ses fonctions face à un fanatique de Daech. Il suggère le cas de conscience d’un paysan qui survit dans une ferme au fin fond des territoires occupés : venir en aide à un fugitif menacé ou l’échanger contre ses filles ? Il montre les astuces d’un agent dans sa chambre d’hôtel pour détecter une intrusion. Surtout, il donne une place aux sentiments – désespoir, panique, amour, amitié, désir, deuil… – dans un monde technologique et brutal qui dépasse l’homme mais dans lequel l’homme garde un rôle déterminant. Sans être un superhéros irréaliste façon Jack Bauer (24 heures chrono), cet homme est un cerveau puissant mais avec ses faiblesses, un corps résistant mais pas invincible, un cœur maîtrisé, ou presque. Et un loup solitaire. De gré ou de force.