L’espace public face à l’ordre public

Alors que débute la saison des festivals, l’état d’urgence crée des situations de restriction ou de censure pour les spectacles de plein air.

Christophe Kantcheff  • 21 juin 2017 abonné·es
L’espace public face à l’ordre public
© PHOTO : JEFF PACHOUD/AFP

Sur les arts dans les lieux publics et les événements culturels, la prolongation de l’état d’urgence a aussi des effets néfastes. À l’orée de la saison des festivals, alors que le gouvernement souhaite intégrer l’état d’urgence dans le droit commun, la Fédération nationale des arts de la rue (Fnar) publie une tribune [1] pour alerter sur la restriction des libertés de création et de diffusion. Explications avec Lucile Rimbert, présidente de la Fnar.

Pourquoi cette tribune, où vous alertez sur les conséquences de l’état d’urgence sur les arts de la rue ?

Lucile Rimbert : L’été dernier, à partir de mi-juillet, date à laquelle l’état d’urgence a été prolongé, ont eu lieu des annulations de spectacles ; des dispositifs sécuritaires ont été imposés sur certains événements, instaurant le parcage du public dans des « fans zones », tandis que des déambulations ont dû être effectuées dans des stades, alors qu’il s’agit de parcours dans la ville, tout cela entraînant la dénaturation du propos artistique.

Nous avons dénoncé à plusieurs reprises cette situation auprès du gouvernement. On nous a répondu, d’une part, qu’il fallait maintenir les événements quoi qu’il arrive et, d’autre part, que le contexte actuel impliquait une responsabilité de tous les acteurs. Enfin, a été invoqué le fonds d’urgence, institué après les attentats de novembre 2015, prioritairement destiné aux théâtres privés, qui ont souffert, après Le Bataclan, d’un manque de billetterie.

Aujourd’hui, ce fonds d’urgence sert à rembourser les surcoûts liés aux dispositifs de sécurité. Mais, pour les arts de la rue, les critères ne sont pas adaptés à nos pratiques, parce que les spectacles de rue sont gratuits, et donc n’abondent pas au fonds d’urgence. Par ailleurs, ce fonds n’est pas pensé pour les collectivités territoriales, qui organisent pourtant beaucoup de spectacles d’arts de la rue. Par conséquent, elles refacturent les coûts liés à la logistique mise en place pour assurer la sécurité aux associations chargées, par exemple, de la direction artistique de l’événement, pour que celles-ci puissent postuler au fonds d’urgence.

Cette réponse sur le fonds d’urgence est strictement économique, pour une prise en charge des surcoûts qu’entraînent le barriérage ou le recours à des entreprises de sécurité…

Concernant la scénographie des spectacles, les armes à feu, factices bien sûr, sont particulièrement visées par les forces de l’ordre : envoi de justificatifs d’achat à la préfecture, ou parfois confiscation et mise sous scellés.

Ces réponses vous ont-elles satisfaite ?

Certes, il n’est pas indifférent de réaffirmer la nécessité que des événements puissent se dérouler dans l’espace public. Mais ces réponses ne sont guère satisfaisantes, d’autant que les ministères de l’Intérieur et de la Culture ont missionné Hubert Weigel pour établir un rapport sur la sécurisation des festivals. Rendu public récemment, ce rapport est très suivi par les préfets, même s’il n’est pas normatif – nous sommes d’ailleurs opposés à toute réglementation normative. Il fait des recommandations, et celles-ci sont très contraignantes.

Ce qui est mis en avant, c’est la question de la sûreté, différente de celle de la sécurité. Dans nos créations, nous tenons depuis trente ans un équilibre entre l’artistique, les habitants et la sécurité qui fonctionne puisque, à chaque fois, cela se passe bien. La sécurité, c’est le fait d’anticiper des accidents non intentionnels. La sûreté concerne le risque intentionnel – qui englobe donc le terrorisme. Il faut évaluer ce risque de manière proportionnée – ce qui est évidemment compliqué.

Par ailleurs, l’État se défausse de cette responsabilité, notamment parce qu’il n’a pas les moyens humains pour l’assurer. Donc les garants de l’ordre public – les maires, notamment – doivent faire appel à des entreprises privées de sécurité ou à des employés municipaux, qui n’ont pas les compétences nécessaires en matière de sûreté.

Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez ?

Tout d’abord, l’annulation. La première annulation motivée par l’état d’urgence et le plan Vigipirate a été, au festival de Chalon-sur-Saône, la déambulation des batteurs de pavés. C’était peu de temps après les attentats de Nice. L’État n’avait pas envoyé de forces de l’ordre, alors le maire a préféré annuler. D’autres annulations ont suivi. L’une d’elles s’appuyait sur le fait qu’il y avait un bus dans la proposition artistique de la compagnie.

Le coût des dispositifs sécuritaires a également un impact, parce qu’il peut dissuader les organisateurs d’un événement, telles des collectivités territoriales, de le mettre sur pied. Autre difficulté, qui relève aussi de l’autocensure des organisateurs : des espaces de jeu disparaissent, comme des places publiques dont il est dit qu’elles sont « trop difficiles à sécuriser », alors que les manifestations visées en sont à leur 26e ou 27e année d’existence.

Les compagnies peuvent aussi se retrouver avec des barrières ou des points de fouille dans leur espace de jeu – qui n’étaient pas là lorsqu’elles ont fait leurs repérages. Ce qui contraint ou réduit la proposition artistique, laquelle opère sur le partage des usages de la ville. Et ce qui, en soi, crée une atmosphère anxiogène. Enfin, l’entrave à la liberté de circulation peut, paradoxalement, constituer une gêne pour certaines professions, comme les médecins ou les pompiers, voire un risque en cas d’incendie, par exemple.

Il y a une incompréhension de ce que sont les propositions des arts de la rue…

Deux logiques très différentes se font face. Celle que nous portons – à savoir l’organisation d’agoras festives, où ont lieu des rencontres aléatoires autour d’actes artistiques qui créent un récit sur un territoire, fédèrent des équipes… – est une logique de l’espace public. En face, il y a une logique de l’ordre public, une logique policière. Extrapolée, c’est une logique de couvre-feu.

Nous pensons que la liberté de circulation, avec la gratuité, est primordiale pour une égalité d’accès et d’usage des lieux publics.

On assiste aussi à des cas de censure générés par la situation de tension que crée l’état d’urgence. Début juin, la compagnie Arlette Moreau en a été victime. À Saint-Sylvain-d’Anjou (Maine-et-Loire), elle a dû quitter les lieux sur ordre du maire, après dix minutes de jeu. Dans un vide-greniers, elle présentait un spectacle où deux femmes syriennes menacées d’expulsion cherchent à se marier afin de régulariser leurs papiers…

Oui. Cette proposition de la compagnie Arlette Moreau mêle plusieurs formes : le théâtre de l’invisible, la performance et le théâtre d’intervention. Ce sont des choix dramaturgiques.

Le maire, qui n’a pas encore motivé par écrit son interdiction, a réagi dans le contexte des attentats de Londres, qui venaient de se dérouler, par rapport à la figure des migrantes arabes et au terrorisme. Interpellé par quelques personnes qui ont fait pression sur lui, il est intervenu très rapidement pour exiger l’interruption du spectacle, au motif de trouble à l’ordre public. Or, le théâtre invisible, qui peut avoir une part de provocation et être ambivalent au départ, a besoin de durée.

C’est dans la durée que le spectateur peut s’interroger sur la nature de ce qu’il voit et sur la manière dont il réagit. C’est ainsi que la distanciation se crée, induisant un regard critique, en particulier sur la distinction entre le vrai et le faux. La censure, toujours brutale, détruit tout ce travail avec les spectateurs.

[1] « La France en état d’urgence culturelle »

Lucile Rimbert Présidente de la Fédération nationale des arts de la rue.

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