Malik Salemkour : « En créant un État policier, on fait le jeu des terroristes »

Nouveau président de la Ligue des droits de l’homme, Malik Salemkour détaille ici ses combats prioritaires pour la démocratie et contre le racisme.

Vanina Delmas  • 21 juin 2017 abonné·es
Malik Salemkour : « En créant un État policier, on fait le jeu des terroristes »
© photo : PIERRE VERDY /AFP

Malik Salemkour n’a pas encore pris tous ses repères dans son nouveau bureau. Pourtant, il y a quinze ans, c’est lui qui a trouvé cet ancien parking du XVIIIe arrondissement de Paris pour abriter les locaux de la Ligue des droits de l’homme (LDH). À l’époque, il était trésorier. Aujourd’hui, il en est le président. Lors du 89e congrès de la LDH, début juin, il a fixé les priorités de l’association pour deux ans, en adéquation avec l’actualité : démocratie et lutte contre le racisme.

Avez-vous été surpris par le projet de loi antiterroriste du gouvernement Macron, révélé par Le Monde ?

Malik Salemkour : Nous sommes convaincus que Marine Le Pen à la tête de la République aurait été une menace pour l’État de droit. Avec Emmanuel Macron, nous nous attendions à un retour un peu plus à la normale. Mais, au premier attentat, il sort une loi et la prolongation de l’état d’urgence ! Pourtant, le bilan n’est pas vraiment positif : vingt procédures malgré les milliers d’assignations à résidence et perquisitions, utilisation du dispositif par les préfets pour enrayer le mouvement social contre la loi travail ou lors de la COP 21… La LDH faisait partie de ceux qui avaient accepté l’état d’urgence après les attentats, mais elle avait tout de suite affirmé : « Si vous le prorogez, vous n’en sortirez jamais. »

En quoi ce projet de loi est-il une menace pour l’État de droit ?

Ce projet inscrit l’exceptionnel dans la durée, remet en cause la place du juge dans les contrôles de l’administration et, même si c’est circonscrit au terrorisme, des dispositions inciteront à surveiller certains individus plutôt que d’autres. Le droit à la sûreté, c’est la protection des personnes, mais aussi la protection contre l’arbitraire de l’État. En donnant tous les pouvoirs à un préfet, on entre dans un état policier, alors que c’est justement ce que veulent les terroristes : diviser la société française, notamment autour de l’axe religieux, démonter les outils de la démocratie et inciter à exercer une pression sur les ressortissants musulmans ou d’apparence musulmane. On commence à introduire une police de la pensée, alors que la radicalisation peut partir de partout, chez n’importe qui. Ce sera quoi, le coup d’après ?

Sur le plan international, quel signal envoie cette politique ?

Nous sommes sous surveillance de la communauté internationale : les Allemands, les Anglais, tout le monde s’étonne de cette disproportion pour lutter contre le terrorisme. D’autant que ces pays ont également subi des attentats, mais ils n’ont pas mis en place ce genre d’état dérogatoire à la Convention européenne des droits de l’homme. La France, patrie des droits de l’homme, a montré qu’elle était obligée de se mettre en marge des droits face au terrorisme. Du coup, des régimes tels que la Hongrie, la Russie ou la Turquie s’en servent pour justifier leurs propres décisions politiques. La force symbolique est très forte.

Cet état d’urgence quasi permanent contribue-t-il à la recrudescence des violences policières dans les manifestations et les quartiers populaires ?

À partir du moment où vous avez un contrôle policier accru, les tensions augmentent aussi. Les conditions matérielles et l’épuisement général des policiers provoquent plus de bavures. Derrière cela, il y a les ordres reçus. Quand, à Calais, on arrête des humanitaires et des migrants, c’est toute la chaîne de commandement qui est responsable : d’abord le préfet, lui-même sous l’autorité du ministère de l’Intérieur.

Quand on leur demande de prévenir la radicalisation, les forces de l’ordre se rendent dans certains quartiers et contrôlent certaines personnes. Provoquant un sentiment d’injustice doublé d’un fort sentiment d’impunité pour les policiers, lesquels se sentent menacés dès qu’on interroge leurs pratiques.

La LDH est convaincue de l’utilité du récépissé lors des contrôles d’identité, pour montrer que certaines zones géographiques et certaines origines sont plus visées que d’autres. Nous ne sommes pas anti-policiers, nous sommes dans la médiation. Il est possible de faire de la sécurité sans être dans cette politique de surenchère militaire.

La LDH s’est jointe à d’autres associations pour saisir « dans l’urgence » le juge des référés du tribunal administratif de Lille, afin qu’il ordonne le respect des libertés et des droits fondamentaux des exilés à Calais. L’urgence est-elle le seul moyen de gérer cette crise de l’accueil migratoire ?

La guerre en Syrie et en Érythrée dure depuis des années, alors les gouvernements pouvaient anticiper, travailler autrement que dans l’urgence pour accueillir ces réfugiés. À part l’Allemagne, l’Europe a été indigne. La France, ridicule. Les centres d’accueil et d’orientation (CAO) mis en place après le démantèlement de la jungle de Calais étaient une bonne idée, mais que fait-on du tri des réfugiés ou des files d’attente ?

La situation à Calais, en région parisienne ou dans la vallée de la Roya est insupportable, cela crée forcément des tensions sur les migrants et porte atteinte à la France de la solidarité. Comment peut-on parler de délinquance solidaire quand on laisse des femmes, des enfants, des familles, des hommes à la rue ? Quand on laisse un migrant s’électrocuter pendant le Festival de Cannes ? Quand on voit des policiers entrer dans des camions de Médecins du monde ou qu’on empêche des humanitaires de distribuer de l’eau ? On marche sur la tête !

Vous étiez dans le collectif Romeurope pendant quatorze ans. Pourquoi les Roms restent-ils aussi stigmatisés en France ?

En 2000, Médecins du monde avait lancé une étude européenne pour comparer les situations entre les pays. Nous avions alors rassemblé le Mrap, la Fédération nationale des associations solidaires d’action avec les Tsiganes et les gens du voyage, des associations locales, mais les associations de sans-papiers avaient refusé de s’impliquer. Cela m’avait outré, mais le racisme existe aussi au sein même des populations discriminées.

Entre-temps, il y a eu Chirac, puis Sarkozy et, même si le racisme anti-Roms persiste, que les bidonvilles existent encore, nous avançons, notamment avec la circulaire de 2012 sur l’accompagnement des évacuations de campements et la levée des restrictions d’accès à l’emploi. Nous avons des solutions qui apparaissent, des Roms qui s’insèrent par le travail, le logement, l’école… Quand l’État était en carence d’infirmières, il est parti en chercher en Roumanie, et certaines étaient roms. Pareil pour les médecins qui repeuplent les déserts médicaux. Finalement, le problème est davantage lié à l’image négative que la société a des Roms, de la pauvreté. Personne n’est génétiquement pauvre, voleur ou non intégrable dans la société.

Les divisions des associations antiracistes ont-elles joué un rôle dans la montée des sentiments xénophobes ?

Les tensions s’exacerbent, et le monde anti-raciste se bat, s’insulte par tribunes ou par tweets sur des questions sémantiques : faut-il utiliser le terme « islamophobie » ? Le regroupement communautaire est-il acceptable ? Or, nous avons un ennemi commun : celui qui agresse une personne parce qu’elle est juive, musulmane, noire, rom… Quand 10,6 millions de personnes votent pour Marine Le Pen, quand les actes racistes et antisémites ne diminuent pas, c’est un échec pour la LDH – et d’autres.

La tendance affinitaire prend le dessus sur l’universel. Je regrette que les musulmans pensent plutôt aller voir le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) que la LDH. C’est bien qu’il y ait des associations affinitaires, communautaires ou religieuses, mais il faut rassembler des gens qui veulent dépasser ces querelles pour que toute victime trouve l’unité du monde associatif et antiraciste derrière elle.

Vous avez appelé à battre le Front national pendant cette période électorale. Que reflète ce vote, selon vous ?

Le FN n’est pas une solution. Il suffit de voir la gestion de ses municipalités ou ses propos racistes mis en lumière par l’enquête de Buzzfeed. La façade a été ripolinée, mais cela reste un mouvement d’extrême droite, de divisions, qui préfère trouver un bouc émissaire que des solutions de fond.

La barrière idéologique a cédé, et les thèmes du FN sont désormais repris par tout le spectre politique. Mais on ne peut pas voir le vote frontiste uniquement sous l’angle raciste. Il y a aussi le volet abandon de l’État. Ce dernier est censé être le défenseur du contrat social pour le progrès de soi et de son environnement. Sur les réseaux sociaux, la jeune génération forme une communauté importante, mais cela ne se traduit pas par le vote et l’élection. Il faut redonner du souffle à la défense du service public, réinventer des formes de démocratie, réimpliquer les citoyens…

La LDH fêtera ses 120 ans l’année prochaine. Ce nouveau mandat peut-il être l’occasion de lui redonner un nouvel élan ?

L’éclatement associatif est une réalité. Quand la LDH est née, il n’y avait pas beaucoup d’associations. Aujourd’hui, nous sommes une parmi d’autres, mais nous avons la capacité de rassembler. Nos outils et notre communication sont en partie à revoir. Il faut voir comment la LDH « 2.0 » peut émerger avec les réseaux sociaux. Comment faire pour qu’une émotion se transforme en signe politique. Émotion n’est pas raison, mais nous en avons besoin pour forger une volonté politique. Il faut qu’on soutienne ceux qui sont déjà dans cette optique-là, même si nous n’utilisons pas les mêmes mots, tout en évitant de s’enfermer dans une hiérarchie des combats et des douleurs.

Quels leviers pouvez-vous actionner ?

Pour renforcer le tissu associatif, une de mes idées est de créer des fonds régionaux dans lesquels une partie des dons d’entreprises seront mis dans un pot commun que les entreprises, les organisations syndicales et les associations géreront ensemble. Il faut garder cette culture de l’État pour les subventions, mais les entreprises ne doivent pas passer à côté de leurs responsabilités sociales et environnementales.

Sur le plan de l’action, la justice demeure un outil. Mais ce ne doit pas être automatique, car c’est au Défenseur des droits, à la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), au ministère de la Justice, via les procureurs, de faire respecter la loi sur le racisme et l’antisémitisme. Nous y allons sur des cas exemplaires, comme pour ces deux femmes à qui on refusait la PMA ou sur les arrêtés anti-mendicité pris par certaines villes. Le tout-judiciaire n’est pas une solution. Il est préférable d’obtenir une jurisprudence efficace, permettant de comprendre les défauts de la loi. L’objectif est d’éduquer par des décisions de justice ciblées.

Vous restez donc assez optimiste pour ce nouveau quinquennat présidentiel ?

Nous sommes utopistes depuis plus d’un siècle. Le véritable enjeu est de recréer de la confiance. Le blanc-seing donné à une mandature ne vaut pas acceptation à 100 % de ses dispositions. Le pouvoir doit s’interroger pour savoir comment se comporter dans ce nouveau monde, plus rapide, plus instable, plus éphémère, mais souvent plus intense. Il est sain d’avoir des oppositions qui s’expriment dans un cadre démocratique et qu’elles soient utiles pour construire du commun. Aujourd’hui, il me semble que les partis politiques laissent au bord de la route beaucoup de personnes intéressées par la chose publique. Et je pense que le monde associatif est un endroit propice pour elles, à condition qu’il innove et se modernise. Avant, nous parlions d’universalisme, aujourd’hui, c’est la notion de commun qui émerge.