Mémoire du corps

Le chorégraphe Alexandre Roccoli présente Weaver Quintet, nouvelle pièce d’un cycle fondé sur la réactivation de gestes du monde ouvrier.

Jérôme Provençal  • 7 juin 2017 abonné·es
Mémoire du corps
© photo : DR

Conjuguant étroitement exploration esthétique – avec un intérêt soutenu pour la musique et les arts plastiques – et élaboration sociopolitique, Alexandre Roccoli affirme une forte singularité au sein du (foisonnant) paysage chorégraphique contemporain.

Formé à la danse au Conservatoire régional de Lyon, puis auprès de Mathilde Monnier au Centre chorégraphique national de Montpellier, Roccoli a été membre du Théâtre du Soleil de 1999 à 2003. Puis il s’est installé quelques années à Berlin, où il a notamment conçu la chorégraphie d’un opéra présenté au Berghain, célèbre club techno de la capitale allemande. Il signe sa première pièce (Ersatz) en tant que chorégraphe en 2005 et, revenu en France, mène depuis 2010 une recherche au long cours fondée sur la remémoration et la réappropriation de gestes – perdus ou menacés par l’oubli – du monde artisan ou ouvrier.

Pièce inaugurale de ce cycle, créée en 2013, Empty Picture s’attache ainsi à exhumer la gestuelle des mineurs de fond pour la réactiver sur scène de manière vibrante au travers d’un dispositif intensément immersif. Il se trouve qu’Alexandre Roccoli est lui-même fils de mineur – une donnée biographique déterminante sur son univers chorégraphique. « Le milieu minier est un lieu de danger et d’oppression : l’air souterrain est comprimé, les corons “parquent” les ouvriers. Cette conscience du corps assujetti au travail répétitif, à l’effort constant, à la pénibilité est tout à fait centrale dans mon travail », précise-t-il à ce sujet.

Créée en 2014, la pièce suivante, Longing, reprend des gestes (et des sons) du tissage, plus particulièrement ceux des tisserands traditionnels du Maroc. Se déployant dans un espace scénique restreint, autour duquel le public peut se déplacer, et montant lentement en puissance, la pièce est scandée par la musique hypnotique jouée sur le plateau par Benoist Bouvot. Tendu vers la transe, ce solo pour une danseuse – actuellement Vera Gorbatcheva – se révèle aussi palpitant que suggestif, incitant à filer librement la métaphore du tissage (quant au lien social, notamment).

Initié en 2015, le projet Weaver s’inscrit dans le prolongement direct de Longing. S’attachant à entrelacer destins individuels et récits collectifs, il s’inspire de diverses traditions tisserandes (de France, d’Italie et du Maroc), ainsi que du folklore rural lié au tarentulisme – une maladie attribuée à une piqûre d’araignée qui sévissait dans le sud de l’Italie du XVe au XVIIe siècle et que l’on soignait par la musique et une danse appelée la tarentelle. Il se confronte aussi à la maladie d’Alzheimer, cette terrible pathologie contemporaine qui rend impossible toute forme de transmission aux personnes qui en sont atteintes.

Le projet a d’abord pris la forme de Weaver Raver, une installation multimédia modulable, constituée en particulier d’entretiens avec d’anciennes ouvrières de la soie. Il trouve à présent une traduction scénique avec Weaver Quintet, pièce réunissant trois danseuses (Vera Gorbatcheva, Daphné Koutsafti, Juliette Morel), une musicienne (la compositrice et DJ Deena Abdelwahed, en pleine ascension) et une scénographe-créatrice lumière (Rima Ben Brahim).

Reflétant la diversité culturelle du bassin méditerranéen, cette petite communauté féminine évolue dans une ambiance plutôt onirique, et même parfois fantasmagorique, au bord de l’hallucination. Composée de matières très variées (boucles et rythmes électroniques, sons issus de la lutherie du métier à tisser, tarentelles de Chopin, chants et autres lamentos…), interprétée en live, la musique amplifie la dimension à la fois évocatrice et libératrice de cette danse viscéralement mémorielle.

Longing, le 10 juin au Musée de l’histoire de l’immigration, Paris XIIe.

Weaver Quintet, le 9 juin à L’Échangeur, Château-Thierry (Aisne) ; le 14 juin au Théâtre de l’Aquarium, Paris XIIe ; le 16 juin à Uzès (Gard).

www.alexandreroccoli.com

Spectacle vivant
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