Nocturne amérindien

Democracy in America, la nouvelle mise en scène de Romeo Castellucci, est l’un des événements du Printemps des comédiens, à Montpellier.

Gilles Costaz  • 21 juin 2017 abonné·es
Nocturne amérindien
© photo : Guido Mencari

Dirigé par Jean Varela, le Printemps des comédiens, à Montpellier, est un festival qui ne joue pas la fausse modestie. Il s’enorgueillit d’accueillir de grands spectacles européens qu’Avignon ne recevra pas : Une chambre en Inde par le théâtre du Soleil, qui a ouvert la manifestation, la nouvelle mise en scène de l’Italien Romeo Castellucci, Democracy in America, ou, pour conclure, la dernière réalisation du Suisse Christoph Marthaler, Sentiments connus, visages mêlés.

Le beau monde est donc au rendez-vous dans le magnifique domaine d’O, où, parmi les cyprès, se côtoient deux théâtres couverts, un faux théâtre antique en béton et quelques aires de jeu pour bateleurs intrépides dansant sur une corde tendue.

Lacascade, Huppert, Dromesko, Creuzevault sont aussi à l’affiche, ainsi que des compagnies de la région. Mais le Printemps a manqué de chance en participant à la production de l’École nationale supérieure d’art dramatique de Montpellier, Les Restes, écrit et mis en scène par Charly Breton. Le spectacle entend parler des déclassés à travers une langue argotique et donne à voir des scènes d’exclusion et de lutte, sans avoir peur d’un jeu et de mots « orduriers ». Mais, au bout du compte, ce qu’on nous annonce comme « un écosystème symbolique de la scorie, du bruit, de l’en-trop et de la promiscuité » nous arrive comme une agitation laide et complaisante, ne trouvant jamais son dépassement.

Avec Romeo Castellucci, on passe évidemment à une autre altitude, bien que la clarté ne soit pas toujours l’apanage de cet artiste qui construit des images volontiers obscures, traverse les années en alignant des visions et des styles contradictoires, et modifie même ses spectacles d’un soir à l’autre. Democracy in America, dont le titre fait directement allusion à De la démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville, oublie complètement son point de départ dès les premières scènes. Tout d’abord, une série de jeunes femmes en uniforme militaire blanc compose diverses anagrammes avec le titre en anglais : « democracy » devient « tragedy », « comedy », « crime »… La projection tout au long de la soirée de noms d’événements américains – batailles, conventions, accords, traités – indique rapidement qu’on est passé dans l’anti-Tocqueville.

Celui-ci, on le sait, était venu en Amérique en 1832 admirer la démocratie libérale en action. Castellucci va plutôt prendre le parti des Indiens, mais, après une suite de tableaux à la fois dissociés et associés – un couple de croyants de type évangéliste qui se querelle sur le principe du vol, des groupes de femmes nues (la troupe est exclusivement féminine) qui entourent dans une danse menaçante une femme victime –, des rideaux et le travail sur une perception brouillée ôtent tout réalisme et plongent le spectateur dans un fantastique inexplicable.

L’évocation de différents rites – païens, juifs, chrétiens –, l’intrusion d’éléments sculptés semblant dater de l’origine de l’art et la mise en place d’éléments symboliques – le corps d’un enfant… – prolongent le va-et-vient dans une nuit des temps de plus en plus criminelle, ou tout au moins progressant vers un étouffement de l’humanité par l’autorité. Et enfin les Indiens d’Amérique ! Dans le langage d’une certaine tribu, deux « primitifs » dialoguent et se demandent si l’on peut –« chasser [l’ours ou l’homme] par les mots ».

Étrange chose que cette Democracy in America, beau nocturne amérindien, d’une facture sans cesse renouvelée, qui agace et passionne à l’infini !

Printemps des comédiens, Domaine d’O, Montpellier, 04 67 63 66 66, jusqu’au 1er ­juillet. Democracy in America sera repris à la MC 93, Bobigny, du 12 au 22 octobre.

Théâtre
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