« Le programme du SPD est inconséquent »

Pour Christoph Butterwegge, Martin Schultz ne s’adresse pas aux travailleurs pauvres, à Die Linke ou aux Verts.

Rachel Knaebel  • 19 juillet 2017 abonné·es
« Le programme du SPD est inconséquent »
© photo : MICHELE TANTUSSI/ANADOLU AGENCY/AFP

Christoph Butterwegge, spécialiste de la pauvreté et ancien militant du parti social-démocrate, a été l’un des critiques les plus virulents de l’Agenda 2010, programme de réformes de la protection sociale et de dérégulation du marché du travail, mis en place par l’ancien chancelier Gerhard Schröder. Il reproche à Martin Schulz de ne pas proposer une remise en cause claire de cet héritage politique.

Vous aviez dénoncé dès sa mise en œuvre les effets du programme de l’Agenda 2010 sur la société allemande. Quel est aujourd’hui le bilan de cette politique ?

Christoph Butterwegge : L’Agenda 2010 et en particulier son cœur, les « réformes Hartz », ont conduit à une dérégulation massive du marché du travail allemand et à une large expansion des bas salaires. Aujourd’hui, plus de 24 % des travailleurs du pays gagnent moins de 9,30 euros bruts de l’heure ; 1,2 million de salariés touchent des aides sociales normalement réservées aux chômeurs en fin de droits, parce qu’ils ne gagnent pas assez avec leur travail. Nombre de travailleurs sont donc constamment menacés de tomber dans la pauvreté. En cas de maladie grave, par exemple, ils peuvent rapidement ne plus être en situation de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Même s’il est vrai que de nombreux emplois ont été créés en Allemagne dans la dernière décennie, il s’agit avant tout d’emplois précaires.

Le projet de l’Agenda 2010 était en fait de renforcer la compétitivité de l’Allemagne dans le marché économique mondial. Cela a fonctionné, oui, mais au détriment des travailleurs. Le chômage pris du point de vue statistique a certes baissé. Mais la pauvreté, elle, a augmenté.

Quelle est la situation économique et sociale de l’Allemagne aujourd’hui ?

Angela Merkel affirme que les citoyens d’Allemagne vont mieux aujourd’hui que jamais auparavant. C’est probablement exact pour une partie des habitants : la richesse globale du pays a bel et bien augmenté. Mais ce n’est évidemment pas le cas pour tout le monde. Le miracle économique en laisse beaucoup sur le carreau.

On observe en Allemagne une grande polarisation. La concentration des richesses entre les mains d’une petite partie de la population se renforce. Même le dernier rapport du gouvernement sur la pauvreté et la richesse, qui a pourtant été édulcoré, le reconnaît [1]. Les 10 % les plus riches détiennent plus de la moitié du patrimoine global du pays, et la moitié la plus pauvre de la population n’en possède qu’1 %. Cela signifie que plus de 40 millions de personnes n’ont aucune économie, aucune épargne. En cas de licenciement ou de maladie grave, ils tombent rapidement dans la pauvreté.

Le SPD et son candidat Martin Schulz prennent-ils aujourd’hui leurs distances avec cette politique de l’Agenda 2010 ?

La distance que Martin Schulz prend avec l’Agenda 2010 est plus rhétorique que réelle. Certes, il concède que ce programme comportait quelques erreurs, mais il ne dit pas que l’Agenda 2010 lui-même était une erreur et qu’il faut une révision générale de cette politique – ce qui est pourtant le cas, selon moi. Toutefois, Martin Schulz a proposé deux réformes importantes dans le domaine de l’assurance chômage : il veut allonger la durée des indemnités chômage [2], et il a promis de lever le système de sanctions plus dures envers les moins de 25 ans. Aujourd’hui, s’ils sont considérés comme non coopératifs avec les services des « Jobcenters », les jeunes sans emploi peuvent perdre non seulement une partie de leur allocation minimum, mais aussi leurs aides au logement, ce qui les jette directement à la rue. Réformer cette disposition est absolument nécessaire, il est positif que Martin Schulz veuille le faire.

Une autre promesse concerne les personnes qui touchent le revenu minimum « Hartz IV » : il s’agit de relever le plafond d’épargne qu’ils peuvent conserver en économies. Aujourd’hui, ce plafond s’élève à 150 euros par année de vie, soit 7 500 euros pour un chômeur de longue durée âgé de 50 ans. Au-delà de cette somme, il doit d’abord vivre de ses économies avant de pouvoir demander une allocation minimum. Schulz veut relever ce plafond à 300 euros par année de vie, soit 15 000 euros pour une personne de 50 ans. C’est une mesure juste, mais, dans les faits, la plupart de ceux qui touchent Hartz IV n’ont pas d’économies du tout.

Quand on dit, comme le font aujourd’hui Martin Schulz et le SPD dans leur programme, qu’on veut la justice sociale, on devrait d’abord s’intéresser à ceux qui sont dans les situations les plus difficile. Or, le SPD s’adresse plutôt aux classes moyennes, aux « gens qui travaillent dur », comme l’a dit Schulz dans un discours de campagne. Alors qu’il y a 39 000 personnes sans abri en Allemagne et des millions de personnes qui aimeraient « travailler dur » mais n’ont pas accès à un véritable emploi.

Quelles réformes préconisez-vous ?

Il faut une véritable politique de réduction des inégalités. La question des inégalités sociales est le point explosif aujourd’hui, en Allemagne comme au niveau mondial : la question migratoire a aussi à voir avec cela. L’Allemagne est le pays de la zone euro où les inégalités en matière de partage du patrimoine ont le plus augmenté. Il faut que les riches et les super-riches paient davantage d’impôts, mais la plupart des partis abordent peu ce sujet. Martin Schulz et le programme du SPD sont très inconséquents en la matière. Ils disent vouloir mettre en œuvre une politique de justice sociale, mais les mesures ne suivent pas. Le programme dit par exemple qu’il faut relever le taux supérieur d’imposition pour les revenus les plus élevés, mais il prévoit une hausse de quelques points seulement, de 42 % a 45 %. Ce n’est pas suffisant si on veut réellement instaurer une politique de redistribution. Et le programme ne dit pas un mot sur une réintroduction de l’impôt sur le patrimoine.

En janvier, quand Martin Schulz a été choisi comme candidat et chef du SPD, il y a eu un rebond de ce parti dans les sondages, un élan d’enthousiasme. Mais c’est retombé depuis. Justement parce que le programme est inconséquent.

Une coalition SPD-Die Linke-Verts serait-elle selon vous la seule alliance à même de mettre réellement en œuvre une telle politique de redistribution ?

Ce serait selon moi la seule possibilité pour réaliser un vrai programme de justice sociale. Si Martin Schulz souhaite la justice sociale, alors il doit promouvoir une coalition avec Die Linke et les Verts. Avec les conservateurs de la CDU ou les libéraux du FDP, ce sera impossible. Il faudrait que Schulz envoie des signaux clairs en ce sens en direction de Die Linke, mais il ne le fait pas. Je pense donc que la campagne du SPD est condamnée à l’échec.

Que pensez-vous des réformes annoncées par le nouveau président français ?

Il semble qu’Emmanuel Macron veuille mener une politique similaire à celle de l’Agenda 2010, dans une perspective néolibérale de dérégulation du travail, de facilitation des licenciements, d’affaiblissement des syndicats et d’expansion du secteur des bas salaires, comme ici. Ce n’est pas de cette manière qu’il améliorera la situation des travailleurs en difficulté. Il y a une vague d’enthousiasme en Allemagne autour d’Emmanuel Macron, jusqu’au sein de la gauche, parce qu’il pourrait contribuer à réformer l’Europe. Je ne suis pas très optimiste pour ma part sur la politique qu’il mènera.

[1] Source : Lebenslagen in Deutschland. Armuts – und Reichstums-berichterstattung der Bundesregierung, avril 2017.

[2] Elles avaient été limitées à un an par les réformes Hartz. Après ce délai, les chômeurs ne perçoivent plus que le revenu minimum, dit « Hartz IV ».

Christoph Butterwegge Politologue, professeur à l’université de Cologne jusqu’en 2016.

Monde
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