Loi travail : Un grand bond en arrière

Les ordonnances qui doivent réformer en profondeur le code du travail suivent une logique déjà ancienne, inefficace, mais aux conséquences sociales tristement connues. Décryptage.

Erwan Manac'h  • 26 juillet 2017 abonné·es
Loi travail : Un grand bond en arrière
© photo : STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

La profonde réforme du droit du travail qui doit s’écrire d’ici à la fin de l’été par ordonnances sera d’une ampleur inédite et bousculera les fondements du droit du travail. « Refondation du modèle social » pour ses partisans ; « destruction du code du travail » pour ses opposants, cette réforme constitue, selon l’ancien inspecteur du travail et membre du conseil national du Parti socialiste Gérard Filoche, un triple basculement, « historique, théorique et de valeurs ». « Depuis un siècle, le code du travail est construit pour protéger les femmes et les hommes face aux entreprises. Aujourd’hui, le gouvernement veut adapter le droit du travail aux besoins des entreprises. C’est proprement “contre-révolutionnaire” », assène ce militant de l’aile gauche du PS.

Ces préceptes, qui peuvent être résumés en deux principaux – faciliter les licenciements et favoriser une baisse des droits sociaux –, ne sont en revanche pas nouveaux. Ce à quoi nous assistons est un mouvement de fond historique démarré il y a une trentaine d’années. Emmanuel Dockès, juriste et spécialiste du droit du travail, date le premier « choc » de 1986. Le Conseil national du patronat français (CNPF), incarné à l’époque par Gattaz père, a l’oreille de la droite, de retour au pouvoir après les années Mitterrand, et déroule une idéologie nouvelle. « La contre-attaque patronale porte exactement les idées qui sont aujourd’hui triomphantes. Le mot même de “flexibilité” remonte à cette période, rappelle Emmanuel Dockès. Depuis, cette idéologie ne cesse de croître, petit pas par petit pas. »

Un credo s’impose alors : négocier le droit au niveau de l’entreprise. « C’est Margaret Thatcher qui [dans les années 1980, NDLR] a renforcé la négociation à l’échelle de l’entreprise en réduisant le rôle de l’équivalent anglais des branches professionnelles », relève Julien Icard, juriste à l’université de Valenciennes et spécialiste du droit du travail. Doucement mais sûrement, s’installe aussi le réflexe d’assimiler le travail à un « coût ». « C’est évidemment le cas pour le salaire, mais également pour les protections, qu’on aborde dans une perspective comptable », observe Julien Icard.

La refondation du syndicat patronal, qui devient le Medef en 1998, poursuit ce mouvement sans amender le discours. « Juste après les lois sur les 35 heures, le Medef a lancé une déclaration de guerre au droit du travail. Il a même demandé à modifier la Constitution française pour qu’il ne relève plus du Parlement ! », se souvient Gérard Filoche. La loi du 4 mai 2004 permet pour la première fois aux entreprises de déroger à la loi par accord collectif. S’ensuit une « recodification » complète du code du travail qui durera quatre ans. « Il a été réécrit, par ordonnance. C’était un véritable massacre », tonne Gérard Filoche, qui se souvient d’une « indifférence générale », à l’époque, sur ce sujet technique, face à un gouvernement martelant que la réforme est conduite « à droits constants ».

Suivent les contrats « première embauche » et « nouvelle embauche », portés par Dominique de Villepin. Les premiers ne seront pas promulgués, sous la pression de la rue, et les seconds seront désavoués par les tribunaux et abrogés en 2008. Mais ce contretemps n’empêche pas une accélération du mouvement de destruction du code du travail. Et ce sous la gouvernance du PS, avec l’Accord national interprofessionnel (ANI) voté en janvier 2013. La mesure vise à faciliter les licenciements et s’appuie, une nouvelle fois, sur des dérogations à la loi par accord d’entreprise. Les lois Rebsamen, Macron et El Khomri approfondissent ce mouvement. En dépit des visages nouveaux de ceux qui la défendent, cette politique n’a donc rien de neuf. Dans le détail, et par son ampleur, la réforme en préparation représente néanmoins un basculement considérable.

Licencier plus facilement

Son principal objectif est donc, par un faisceau de petites mesures techniques, de faciliter les licenciements. Il sera plus aisé d’arguer d’un motif économique grâce à une hausse du seuil légal de déclenchement des plans sociaux, soit de 10 à 30 licenciements par mois. Les multinationales seront également plus tranquilles pour licencier, grâce à la limitation aux filiales françaises du périmètre servant au juge à apprécier leur situation économique.

Mais ce mouvement de facilitation touche également les licenciements sans raison valable du point de vue juridique, avec une série de mesures visant à affaiblir la justice prud’homale. Le délai pour saisir les prud’hommes en cas de litige sera réduit de 1 an à 2 mois. Les lettres de licenciement non conformes n’entraîneront plus l’annulation du licenciement. Des procédures seront modifiées pour encourager les conciliations, les ruptures conventionnelles et les transactions en cas de litige. Là non plus, ce n’est pas une politique nouvelle. « Une complexité a été introduite à dessein. On ne cesse de rendre l’accès au juge plus difficile, car on considère que le juge prud’homal embête le chef d’entreprise », dénonce Emmanuel Dockès.

Plus significatif encore, les dommages et intérêts prononcés par le juge lorsque le licenciement est considéré comme abusif seront plafonnés (sauf pour les cas de harcèlement et de discrimination). Selon les dernières fuites rapportées par Les Échos, le plafond devrait se situer à un mois par année d’ancienneté, avec un maximum de vingt mois.

Selon ses partisans, cette mesure doit lever une « peur d’embaucher » résultant de l’incertitude des procédures devant la justice prud’homale. « Les dommages et intérêts vont du simple au quadruple. Sur une ancienneté de vingt ans, nous avons entre 8 et 40 mois d’indemnité », affirmait ainsi la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, devant la commission des Affaires sociales du Sénat le 18 juillet. « Oui, c’est le principe de la justice de ce pays, tonne Gérard Filoche. Le juge tranche en fonction de la taille de l’entreprise et apprécie les dommages et intérêts entre le petit et le gros. »

Sur ce thème, l’exemple de l’Allemagne est souvent convoqué. Le pays a profondément réformé son code du travail entre 2003 et 2005, avec les lois Hartz, du nom de l’ancien DRH de Volkswagen, alors ministre du Travail. Selon les calculs de l’économiste Patrick Artus, de la banque Natixis, trois effets statistiques, au regard de ce qui s’est passé outre-Rhin, sont à prévoir après les réformes de l’été. D’abord, une explosion du chômage à court terme, en raison de l’effet d’aubaine pour les entreprises qui voudront profiter des facilités de licenciement offertes par la loi. Ensuite, une baisse des salaires _: « Puisque les entreprises françaises souffrent d’un problème de compétitivité-coût »_, elles profiteront des possibilités nouvelles de négocier avec leurs salariés pour baisser les droits sociaux et diminuer le niveau global des rémunérations. Enfin, une baisse statistique du chômage avec la croissance des « mini-jobs ». « Ça va d’abord plus mal avant d’aller mieux », conclut l’économiste [1]. Cette analyse a le mérite de poser clairement le coût social des réformes annoncées.

Plusieurs observateurs alertent toutefois sur une méprise : « Le code du travail allemand reste protecteur. L’intérim est interdit dans le secteur du bâtiment, et on élit des délégués du personnel à partir de cinq salariés », relève par exemple Gérard Filoche. En outre, les conseils d’administration allemands sont composés de 50 % de salariés, et les comités d’entreprise y sont créés à partir de cinq salariés également.

« L’Allemagne a connu des destructions du droit social emblématiques et une explosion du nombre de travailleurs pauvres, note à son tour Emmanuel Dockès. Il n’empêche qu’il reste un socle de droit social important et que le licenciement est bien mieux encadré que ce qu’on nous propose de faire avec la loi Macron. » Les études de l’OCDE démontrent aussi que l’Allemagne est classée au-dessus de la France au palmarès de la protection de l’emploi, que l’organisation considère d’ailleurs comme des « rigidités [2] ».

« L’Organisation internationale du travail, l’Insee et l’OCDE démontrent régulièrement qu’il n’y a pas de corrélation entre le niveau de protection de l’emploi et le taux de chômage. En France, le taux de chômage a fortement fluctué, sans rapport avec le niveau de protection de l’emploi », observe pour sa part Julien Icard. C’est l’activité et le « carnet de commandes » qui incitent ou non les entreprises à embaucher, martèlent les opposants à la loi travail. Une récente enquête OpinionWay pour le Medef indique d’ailleurs qu’une minorité de chefs d’entreprise sondés (45 %) déclarent qu’ils ont peur d’embaucher en raison des lois encadrant les licenciements.

Favoriser le dumping

L’autre volet de la réforme annoncée vise à favoriser les dérogations à la loi à l’échelle de l’entreprise. L’enjeu est évidemment de revenir sur les droits sociaux inscrits dans ce cadre (protections, salaires, conditions de travail) pour en faire un levier de « compétitivité » face à la concurrence.

Et les ordonnances Macron s’annoncent comme un véritable big bang en la matière. En prolongeant la loi El Khomri, qui ouvrait une brèche en versant les questions relatives au temps de travail (astreinte, heures supplémentaires, délais de prévenance, etc.) dans la négociation d’entreprise. Et toute une série de mesures incitent à faciliter la mise en place d’accords. Le référendum d’entreprise, par exemple, devrait être assoupli. Et la procédure en justice pour faire invalider un accord collectif sera alourdie (inversion de la charge de la preuve et délais de contestation plus courts).

Cette « inversion de la hiérarchie des normes » (l’accord d’entreprise passe au-dessus de la loi) contribue également à complexifier le droit. Il faudra en effet s’y retrouver entre ce qui relève de la loi, les champs où les branches professionnelles passent maîtres, ceux dérogeables par l’entreprise avec un contrôle des branches, et enfin ceux qui sont librement dérogeables. Bref, un droit du travail à la carte qui devient kafkaïen. Même le Conseil d’État, dans son avis du 22 juin sur la loi d’habilitation à gouverner par ordonnances, alerte sur un risque « d’inflation législative et d’instabilité du droit du travail ».

« Ils ne savent pas faire simple, notamment parce que la loi est utilisée comme un outil de communication, ce qui induit une surenchère, analyse Emmanuel Dockès_. Et pour satisfaire une multitude de lobbies et des revendications souvent contradictoires, nous avons une législation épouvantablement complexe et des textes eux aussi contradictoires »_, résume le spécialiste.

Recadrer les syndicats

Ce double mouvement s’accompagne d’une réforme profonde des instances représentatives du personnel. Le futur « comité économique et social », qui fait l’unanimité contre lui jusqu’aux organisations de DRH [3], fusionnera les délégués du personnel, le comité d’entreprise, ainsi que le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Les prérogatives de cette dernière instance sont pourtant bien spécifiques, ce qui fait craindre à la plupart des syndicats un recul de la prévention des risques.

La réforme pourrait également entraîner une rupture dans notre histoire sociale, en particulier si elle autorisait la négociation des accords d’entreprise dans les sociétés de plus de trente salariés (comme cela est prévu) par une instance encore plus large : le « conseil d’entreprise ». À ce jour, la négociation est dévolue aux syndicats, par l’intermédiaire des délégués syndicaux. Résultat : moins de réunions et moins de salariés mandatés dans les entreprises. Le gouvernement compte également limiter le nombre de mandats syndicaux dans le temps. Ce qui ne manquera pas de soulever la question de la protection des anciens syndicalistes dans les entreprises les plus tendues.

Voilà qui dessine un recul net des contre-pouvoirs dans l’entreprise, ce qui, pour Emmanuel Dockès, n’est pas sans lien avec la loi inscrivant les mesures de l’état d’urgence dans le droit commun : « La concomitance entre le renforcement du pouvoir de l’État et celui du pouvoir patronal est quelque chose que nous retrouvons au fil de l’histoire, comme, inversement, toutes les périodes d’avènement démocratique sont aussi des périodes de conquête des droits sociaux, affirme l’universitaire_. Ce n’est plus la montée du libéralisme, mais la montée de l’autoritarisme. »_

Les ordonnances doivent être rendues publiques avant la fin septembre. Une journée de mobilisation est prévue par la CGT le 12 septembre, et la France insoumise appelle à manifester le 23 septembre, à Paris.

[1] Flash économie, 23 mai 2017, n° 627, Natixis.

[2] Lire « Non, il n’est pas difficile de licencier en France », Alternatives économiques, 28 juin 2017.

[3] L’ANDRH, association nationale des DRH, ainsi qu’Entreprise & Personnel ont pris leurs distances avec cette mesure.

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