Travailleurs détachés : Une victoire contre l’exploitation

Après un mois de grève, vingt salariés roumains employés sur des chantiers français ont obtenu gain de cause. Ils dénoncent des pratiques ahurissantes et racontent leurs conditions de vie.

Maïa Courtois  • 19 juillet 2017 abonné·es
Travailleurs détachés : Une victoire contre l’exploitation
© photo : LOIC VENANCE/AFP

S alariés détachés roumains de Criptana en grève ». Leur banderole commence à prendre l’eau, mais ils ne bougent pas de la place des Invalides, à deux pas de l’Assemblée nationale. Dans ce rassemblement intersyndical tenu sous la pluie, le 27 juin, la présence de ces vingt travailleurs roumains suscite la curiosité. Criptana ? Un groupe espagnol d’entreprises employant une centaine de salariés, spécialisé dans l’installation d’équipements thermiques et de climatisation. Des géants du BTP comme Bouygues, Engie-Axima ou encore Léon Grosse font appel à Criptana comme sous-traitant. Ces travailleurs détachés ont été la base invisible de chantiers de taille, notamment publics : ministère de la Défense, palais de justice de Paris, hôpital de Lille, canopée des Halles parisiennes…

Ne maîtrisant pas le français, les manifestants laissent André Fadda, de l’USI-CGT, s’exprimer pour eux : « Criptana envoie des travailleurs détachés en France, en Belgique, en Espagne, en Algérie, mais aussi en Uruguay et au Paraguay. » En vertu des règlements européens, l’entreprise doit respecter le salaire minimum des pays d’accueil, mais elle paie les cotisations sociales du pays d’origine, ce qui permet de casser le prix de la main-d’œuvre. Lorsque les échanges peuvent se faire en espagnol, la parole se libère : « On bosse cinquante heures par semaine, on n’a pas de vacances, la nourriture et le logement sont prélevés sur notre salaire », énumère Marius d’une voix calme. Autour de lui, ses camarades acquiescent, commencent à parler tous en même temps et invitent à venir les voir dans leur QG de grève, en Seine-et-Marne, là où ils vivent.

Qualifiés mais sous-payés

« Bienvenue dans notre bureau ! » Assis sur son lit, Marius pianote sur un ordinateur. Une chambre sommaire où rien ne traîne au sol, hormis une imprimante. « On l’a achetée afin de faire toutes les photocopies nécessaires pour les négociations. Sous mon lit, là, il y a des montagnes de preuves », s’amuse-t-il.

Marius a les traits tirés. Gréviste de la première heure, il gère avec André Fadda la conduite du mouvement, des aspects administratifs au soutien moral de ses collègues. « Il faut bien que quelqu’un le fasse. » Dans deux jours, les négociations avec la direction de Criptana, qu’il réclame avec la CGT depuis un mois, vont enfin s’ouvrir.

C’est ici, au bout de la ligne A du RER et après quelques stations de bus, au cœur d’un banal quartier résidentiel, que ces travailleurs habitent. Cinq maisons y sont réservées par Criptana, pour 32 employés. Mais, au lieu de prendre en charge le logement, Criptana prélève chaque mois 75 euros sur la paie de certains salariés. Avant, c’était 250 euros. De même pour la nourriture : soustraite au salaire. Un classique. Malgré la directive européenne de 1996 encadrant le travail détaché, qui exige de l’entreprise qu’elle paie logement et nourriture à ses employés.

Marius et une dizaine d’autres se réunissent dans le salon de l’une des maisons, se dispersent sur le canapé, les chaises, l’escalier. Ils sortent leurs fiches de paie, consciencieusement rangées dans des pochettes en plastique, pour les étaler sur la table en bois qui trône au milieu du salon. Les plus chanceux sont payés 11 euros de l’heure, mais beaucoup sont en dessous du Smic : 9,50 euros de l’heure pour certains, 8 euros pour d’autres. Sur le papier, certains sont employés comme « aprendiz » : « manœuvre ». La majorité d’entre eux, pourtant, sont des ouvriers qualifiés. « On a appris toutes ces techniques très jeunes », expliquent Ionstir et Marius. Avant d’arriver en France en 2015, ce dernier travaillait depuis quinze ans sur des chantiers d’installation thermique. Il fait partie de ceux qui sont payés 8 euros de l’heure.

Ces travailleurs affirment que leurs nombreuses heures supplémentaires ne leur sont jamais payées. Ce que la direction nie en bloc. « C’est toujours très difficile à prouver devant les tribunaux », reconnaît Marina Mesure, en charge des travailleurs détachés à la CGT. D’autant qu’ils ont tous signé un document déclarant qu’ils travaillent 8 heures par jour. « Ils nous ont réunis autour de ce papier, nous ont demandé de signer, puis l’ont envoyé à l’inspection du travail », soupirent-ils.

Certains salariés ont basculé vers des contrats français lors de la création de la filiale Criptana France, en janvier 2017. Ils ont alors signé pour 13 euros de l’heure. Un salaire horaire respecté en janvier et en février. Mais, dès le mois de mars, comme en témoigne la fiche de paie d’un travailleur, le salaire est descendu à 9 euros de l’heure. En dessous du Smic. Et sans explication. « Rien de tout cela n’était mentionné dans le contrat signé en janvier », assure celui-ci. « Et les contrats ont basculé du CDI au CDD, ajoute André Fadda. Derrière l’apparence “clean” qu’a voulu se donner l’entreprise en créant cette filiale, c’est complètement illégal. »

La direction confirme à demi-mot, en répondant que, ce qui compte, « c’est la somme totale perçue par le salarié, peu importe son statut ». Elle affirme que la situation sera normalisée.

Des pratiques hors-la-loi

La loi française oblige l’entreprise à recourir à un traducteur pour les contrats de travail. Mais les travailleurs roumains n’ont rien vu passer : « On ne comprend rien aux documents », concèdent-ils ensemble. « C’est Marius, avec un inspecteur du travail venu constater des choses illégales, qui nous a ouvert les yeux », glisse Emil, en écarquillant ses paupières du bout des doigts : « Avant, on n’avait pas d’espoir, on ne connaissait pas nos droits, alors on se disait qu’on n’y pouvait rien. »

Viorel montre une de ses fiches de paie de l’année dernière, où il est mentionné « Vacaciones 01/09 al 30/09 » (« Vacances du 1er au 30 septembre »). « Mais c’est faux, je n’étais pas en vacances ! J’ai travaillé tout le mois : ils ne m’ont pas payé. » Pourquoi lui, pourquoi à ce moment-là ? Il hausse les épaules. « Dans cette entreprise, tout est possible », lance un de ses collègues depuis l’escalier.

« Moi, j’ai 20 ans, je voudrais sortir, vivre, mais ici c’est impossible », lâche Flavio, lové sur le canapé, casquette vissée sur la tête. « Ma vie se résume au boulot. Partir vers 5 heures du matin, puis rentrer ici le soir, fatigué… On travaille comme des robots, on ne fait que ça. » Quelqu’un ajoute : « C’est une prison. » Tous hochent la tête en silence. « On est venus chercher une vie meilleure ici ; en fait, c’est pire. » Ici, ils vivent à six ou sept par maison, dorment au minimum à deux par chambre. « Et encore, c’était pire avant », se souvient Ionstir en ouvrant la porte d’une chambre sans charme, où trois lits serrés les uns contre les autres étaient occupés jusqu’à il y a peu.

Ionstir, Emil et Marcus sortent pour poursuivre la visite. Parapluies ouverts sous la pluie battante qui dessine des ruisseaux dans les allées du quartier. Dans l’une des habitations, un lit recouvert d’une couverture aux couleurs du Real Madrid, le club de foot, a été coincé sous l’escalier de la salle à manger. Le surnombre exacerbe les tensions au quotidien : « On doit attendre pour la cuisine, pour la douche… Les derniers qui passent n’ont plus d’eau chaude. »

Dans l’entrebâillement de la baie vitrée, la tête baissée sous les gouttes qui perlent du toit, Marcus confie n’avoir pas vu sa famille depuis trois mois. « La Roumanie, c’est un très beau pays, mais il est impossible d’y trouver du travail », raconte-t-il. S’il est venu travailler en France, c’est pour pouvoir envoyer de l’argent à sa femme, pour leurs enfants de 2 et 6 ans. Il vient de demander à un de ses chefs la permission de prendre une semaine de vacances pour aller les voir. Il y a droit : la loi prévoit trois jours de vacances par mois pour retrouver sa famille. Mais la demande a été jugée trop ambitieuse : « On m’a répondu : “Tu pars jeudi, lundi on te veut sur le chantier.” Quatre jours pour faire l’aller-retour en Roumanie, ça fait court », se désole Marcus.

Ces voyages sont censés être à la charge de l’entreprise. Sauf que Criptana réserve les billets, puis prélève le montant sur le salaire à la fin du mois. Même schéma pour… la visite médicale. Ce contrôle obligatoire se fait en Espagne, là où l’entreprise est basée. « Le temps de l’aller-retour, ça prend deux jours », soupire Emil. « C’est nous qui payons le trajet, la nuit d’hôtel et la nourriture sur place. Et on perd nos deux journées de travail, qui ne sont pas payées. » Une pratique, encore une fois, hors-la-loi.

Les négociations ont apporté des changements, affirme la direction, qui fait la même réponse que pour le logement et la nourriture : « Nous nous situons dans le cadre des conventions collectives espagnoles. Ayant conscience du sacrifice majeur que représente la conciliation entre vie familiale et travail, nous avons conclu un accord pour étendre la couverture de ces frais. »

Coopération intersyndicale

Vêtu d’un tee-shirt aux couleurs de l’équipe de France de foot, Ionstir raconte : « Criptana emploie à 90 % des Roumains. Je me souviens avoir demandé pourquoi à la direction. On m’a répondu : “On préfère les Roumains, les Espagnols ne veulent pas venir à votre place”_. C’est comme si, dans leur tête, ils se disaient : “Les Roumains, on peut les payer rien du tout, ils sont pauvres de toute façon.” »_

Lorsque la grève a débuté, le 6 juin, la direction a vite paniqué. Les travailleurs racontent que, dès le 9 juin, « les chefs sont arrivés d’Espagne pour se réunir à Amiens » avec les cadres du personnel français. Réunion de crise, à l’heure où le nombre de grévistes venait de passer à treize. « Dans la nuit qui a suivi, à 2 heures du matin, des fourgons de l’entreprise ont débarqué ici, en Seine-et-Marne, dans nos maisons. Ils ont demandé à dix-huit personnes de ramasser leurs affaires, et les ont rapatriées en Espagne. » En apprenant l’évacuation en cours, des travailleurs de plusieurs chantiers ont rejoint par solidarité le noyau du mouvement. Le nombre de vingt grévistes était dès lors atteint.

Et la pression sur la direction est forte. En France, les vingt salariés sont désormais tous syndiqués à la CGT. En Espagne, les commissions ouvrières dans les ateliers de montage de Criptana entretiennent le réseau de contact. « Ce qui est inédit, c’est cette coopération intersyndicale entre les deux pays. L’employeur est pris en tenailles », se félicite André Fadda, que les travailleurs appellent « señor André », ou « el padre », comme s’ils étaient une famille.

Du 3 au 5 juillet, un mois après le début de la grève, les négociations se déroulent au siège de la CGT, à Montreuil. « Jusqu’ici, l’entreprise ne voulait pas de la présence du syndicat, elle voulait tout régler par des entretiens individuels. » L’absence du grand patron y est singulièrement remarquée. Les travailleurs s’en doutaient. « Il a seulement envoyé son avocat », confirme Marina Mesure. Le grand patron ? Un jeune de 27 ans, Fernando Martinez Gomez. « Le conseil d’administration de Criptana a toujours été familial », glisse André Fadda. Une famille disposant d’un empire local, au sud de Madrid, dans une commune qui en porte le nom : Campo de Criptana.

Lors des négociations, le mot d’ordre est simple : indemnisation des heures supplémentaires non payées aux grévistes et régularisation des pratiques dans le respect du droit du travail. L’accord conclu est jugé « très positif » par la CGT. L’indemnisation s’est faite à des taux « élevés », même si la période prise en compte ne s’étale pas sur toute la durée des préjudices que dénoncent les grévistes ayant le plus d’ancienneté. C’est que Criptana risque gros si le parquet, auquel l’inspection du travail a transmis le dossier, décide d’engager des poursuites.

L’entreprise n’est cependant pas un cas isolé. « Je n’ai jamais vu un travailleur détaché disposant de bonnes conditions de logement, payé comme il faut par une entreprise qui respecte les règles »,assure Yves Gauby, secrétaire fédéral à la CGT-Construction. Dans le monde du travail détaché, la fraude est la norme. « La pression que mettent les grands groupes sur ces PME sous-traitantes, avec pour seul objectif la réduction des coûts, est la source du problème », explique André Fadda.Dans tous les conflits auxquels ces syndicalistes ont participé, c’est le même système, toujours recommencé. Ironie du sort ? Don Quichotte se battait, lui, contre d’absurdes moulins à vent. Ils se dressent encore aujourd’hui dans un coin d’Espagne nommé Campo de Criptana.

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