« Ne pas être raciste ne suffit plus, il faut être antiraciste »

Des mouvements de défense des Noirs, les Black Lives Matter, et des groupes antifascistes résistent aux suprémacistes blancs exaltés par le mandat de Donald Trump.

Ingrid Merckx  • 6 septembre 2017 abonné·es
« Ne pas être raciste ne suffit plus, il faut être antiraciste »
© photo : SPENCER PLATT / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP

Nouveau mouvement pour les droits civiques ? Le Black Lives Matter (« Les vies des Noirs comptent ») est créé en 2012 par le biais d’un hashtag lancé sur Twitter par trois Afro-Américaines. Alicia Garza, Patrisse Cullors et Opal Tometi entendent réagir à l’acquittement de George Zimmerman, un Latino-Américain ayant tué par balle Trayvon Martin, un Afro-Américain de 17 ans non armé. Deux ans plus tard, un père de famille noir meurt à New York à la suite de violences policières subies lors de son interpellation. Le 9 août 2014, à Ferguson (Missouri), ville à majorité noire mais où la police et l’administration sont aux mains de Blancs, un Afro-Américain de 18 ans non armé reçoit six coups de feu tirés par Darren Wilson, un policier blanc.

Ça n’est pas un hasard si, en France, les mouvements de protestation contre la mort d’Adama Traoré – jeune homme noir de 24 ans mort au cours de son arrestation par des gendarmes blancs le 19 juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise) – se rassemblent sous la bannière « Black Lives Matter France ». Les violences exercées par des policiers blancs sur des citoyens noirs aux États-Unis et l’impunité dont ils bénéficient déclenchent des ondes de choc dans plusieurs pays du monde.

Sur les terres de la guerre de Sécession et de Martin Luther King, les violences raciales n’ont jamais cessé, y compris sous la présidence de Barack Obama. Mais elles ont pris un tour nouveau depuis l’élection de Donald Trump. Dès sa campagne, la parole raciste s’est libérée, comme exaltée par ce que l’historienne américaniste Sylvie Laurent analyse comme étant la « revanche de l’homme blanc [1] ».

« Trop c’est trop », clame le compte Twitter @Blklivesmatter le 6 juillet 2016 après qu’Alton Sterling, un Afro-Américain de 37 ans, a été abattu à Bâton-Rouge, en Louisiane. Le 12 août dernier, à Charlottesville (Virginie), un homme de 20 ans, proche des mouvements néonazis, a foncé en voiture sur une manifestation antiraciste, tuant Heather Heyer, 32 ans, et blessant 19 personnes.

« Nous avons constaté que des suprémacistes blancs semaient la terreur dans les rues au nom des États confédérés, une agression violente sur nos militants a entraîné la mort d’une femme, et le Président a publiquement défendu ces actions », alertait The Black Lives Matter Global Network. Donald Trump avait décrété qu’il y avait « des gens bien des deux côtés ». Donald Duke, ancien du Ku Klux Klan, l’avait remercié pour « son courage et son honnêteté ». Tandis que Marco Rubio, sénateur républicain de Floride, avait demandé à « entendre le président décrire les événements de Charlottesville pour ce qu’ils sont, une attaque terroriste menée par des suprémacistes blancs ».

Donald Trump est « incapable de discernement, juge Sylvie Laurent, mais, à l’unisson du sentiment d’illégitimité des hommes blancs amers du pays, il est poreux aux pensées constituées de ses Raspoutine d’extrême droite [2] ». Steve Bannon, Sebastien Gorka, Stephen Miller, Jeff Sessions… La garde rapprochée du Président affiche des couleurs sudistes désinhibées et s’emploie à revenir sur les droits civiques par nostalgie d’un monde ancien et sombre. D’où le Muslim Ban (décret présidentiel qui suspend le programme d’admission des réfugiés aux États-Unis et l’entrée de citoyens arrivant d’Irak, d’Iran, de Libye, de Somalie, du Soudan, de Syrie et du Yémen) et toutes les régressions sociales frappant les minorités. « Stratégie électoraliste », observe Soufian Alsabbagh, spécialiste de la droite américaine (France culture). Programme de « restauration de l’homme blanc », estime Sylvie Laurent. « “Post-racial” ressemble en réalité à postcolonial, prévient-elle. On a voulu croire que la décolonisation avait de facto mis fin aux dominations et aux imaginaires passés, alors qu’ils continuaient à se déployer à l’insu des protagonistes. » Selon elle, « le déni est d’autant plus redoutable qu’il déguise les discriminations raciales en inégalités sociales dont les victimes seraient responsables [3] ».

Ce déni, Kevin, 37 ans, poète et professeur d’anglais originaire d’un quartier très populaire du New Jersey, l’a vécu au point de fuir en France le « régime de terreur » américain : « Quand j’utilise cette expression à propos des États-Unis, les gens ont du mal à me croire ! » Pourtant, selon lui, le sort des Noirs aurait « à peine » évolué depuis le mouvement des droits civiques. « Les Black Lives Matter (BLM) se retrouvent sur un mot d’ordre unique : “Arrêtez de tuer des Noirs !” Grâce aux réseaux sociaux, ce que certains refusaient de voir saute aux yeux désormais. » Persuadés que le racisme « est contraire aux valeurs constitutives du pays et qu’il n’est qu’un vestige lointain », la majorité des Américains restent « sceptiques », explique Sylvie Laurent : « À la question “Quelle est selon vous la cause principale des soulèvements dans les quartiers populaires noirs ?”_, la majorité répond :_ “Les comportements criminels de certains Noirs…” »

« La fracture raciale est pire depuis Obama !, alerte Kevin. Si l’accession d’un Noir au plus haut poste a pu représenter une avancée pour les Noirs, elle a également exacerbé la haine des suprémacistes blancs. » Sans compter que le « dogme moderne de la responsabilité individuelle » fausse la lecture, selon Sylvie Laurent : « On ne peut en effet saisir l’Amérique d’Obama sans comprendre l’ironie de l’histoire contemporaine des États-Unis, qui voient le néolibéralisme, courant de pensée et programme politique d’action “en faveur de la liberté”_, s’attacher à défaire la liberté durement acquise des Noirs américains. »_ Néoracisme et néolibéralisme, seraient comme des « frères siamois ».

« De plus en plus d’Américains comprennent qu’il ne suffit plus de ne pas être raciste, il faut aussi être anti-raciste, remarque l’historienne. Certains donnent du poing dans les manifestations, mais ils sont marginaux. »

C’était de tels groupes qui manifestaient le 12 août à Charlottesville contre le rassemblement d’extrême droite « Unite The Right ». « La militante tuée était blanche, note Kevin. Si elle avait été noire, les médias du monde entier en auraient-ils autant parlé ? » Peu de Blancs dans les BLM, pour ce qu’il en sait, et pas grand-chose à voir avec des Black Panthers, « qui défendaient un programme social, éducatif et politique : les BLM se battent pour la survie ! » Si leurs combats rejoignent ceux des mouvements antiracistes, la connexion n’est pas évidente.

Pour Odile, qui habite Saint-Louis et participe aux BLM avec son mari – ils sont blancs tous les deux –, la violence de certains antifas est problématique. Elle attend deux événements : un nouveau procès de policier blanc ayant tué un homme noir et l’abrogation possible par Trump de l’Act PACA, programme pour les réfugiés. « Des mouvements antiracistes, identifiés comme antifascistes ou non, existent depuis de nombreuses années, souligne Noah, fonctionnaire américain de 48 ans. On peut y inclure les récents BLM, mais à la marge, et sans se risquer à des équivalences. Pas de porte-parole ni d’organisation hiérarchisée, certains groupes antifas sont proches de la mouvance anarchiste, certains se disent non-violents… » Il évoque le Redneck Revolt, groupe présent à Charlottesville, qui retourne l’appellation désignant la classe laborieuse blanche sudiste pour défendre l’émancipation de chaque travailleur, quelle que soit sa couleur de peau, sa religion, son orientation sexuelle, son genre sa nationalité.Sur son site Internet, des photos montrent des Blancs baraqués au look de hipsters en tenue militaire.

« Je veux les forcer à sortir de l’ombre », déclare au sujet des suprémacistes blancs Daryle Jenkins, une des figures de l’anti-fascisme ayant accepté d’apparaître depuis Charlottesville. Dans une interview donnée à Vox, il note une aggravation des tensions depuis la campagne de Donald Trump : « Ses supporters attaquaient des gens, et lui les encourageait, les félicitait […]. Nous avons décidé que cette attitude ne pouvait rester sans réponse plus longtemps. Il fallait contre-attaquer. »

À Charlottesville se trouvait aussi Solidarity Cville, un réseau d’activistes et de religieux unis pour « lutter contre le fascisme et résister à la suprématie blanche ». Mais aussi des activistes des BLM, des syndiqués de l’Industrial Workers of the World, des membres du Showing Up for Racial Justice, réseau de Blancs en faveur d’une justice multiraciale. Des témoins, frappés par le degré de violence à Charlottesville, racontent que les manifestants se préparaient à être attaqués, et à se défendre…

[1] Lire aussi notre entretien avec Sylvie Laurent.

[2] Libération, 20 août.

[3] La Couleur du marché, Seuil, 2014.