Tuer le travail vivant ?

Derrière l’atteinte au droit du travail, la cible est le travail lui-même.

Jean-Marie Harribey  • 13 septembre 2017 abonné·es

Inversion de la hiérarchie des normes, dérogations à la loi et aux conventions collectives, fusion des instances représentatives du personnel, plafonnement des indemnités prud’homales pour licenciement illégal, contrat de chantier, rupture conventionnelle collective, plan de licenciement en cas de profit à l’international, accord sans représentant syndical dans les petites entreprises, etc. Qu’y a-t-il au-delà des coups portés au code du travail, des satisfactions de toutes les exigences du patronat et des cadeaux aux plus riches ? Derrière l’atteinte au droit du travail, la cible est le travail lui-même.

Depuis quatre décennies, les nouvelles méthodes managériales de gestion de la force de travail avaient donné le ton : dépouiller le travailleur de son identité permet de le faire adhérer aux objectifs de rentabilité de l’entreprise, tout en intensifiant le travail, en aggravant ses conditions et, en fin de compte, en renforçant le lien de subordination des salariés aux employeurs. Enchaîner le travail au processus de création de valeur pour le capital signifie, comme le disait Marx, soumettre le « travail vivant » à cette chose morte qu’est le capital. Du taylorisme au management moderne, il y a une continuité : défaire le travail vivant de son savoir, de son savoir-faire, jusqu’à son savoir-être. En effet, le travail est vivant pas seulement parce que c’est lui, et lui seul, qui engendre de la valeur nouvelle, mais aussi parce qu’il permet à l’humain de se produire lui-même en tant qu’individu socialisé : le travail est un médiateur social. Il possède donc une double dimension : anthropologique (l’humain doit collectivement produire ses conditions matérielles d’existence) et socio-historique (depuis trois siècles, dans un cadre salarial).

Tous ceux qui ont nié la centralité du travail ou cru qu’elle s’était perdue se sont trompés, aussi bien les grands penseurs comme Arendt ou Gorz que les commentateurs qui confondent production de valeur d’usage et production de valeur monétaire. D’une part, l’emploi salarié augmente dans le monde : depuis la Seconde Guerre mondiale, il a doublé pour atteindre 2,5 milliards de personnes. Seule diminue la durée individuelle moyenne du travail. D’autre part, et là encore la leçon de Marx reste vraie, le travail est une réalité ambivalente, à la fois aliénant et constructeur d’identité. D’où le projet bourgeois de laminer ce dernier aspect en détruisant toutes les institutions sociales exprimant la volonté et la capacité des travailleurs, toujours renaissantes, de donner un sens à leur action et de résister.

Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de la grande crise que le capitalisme traverse : tuer le travail dans ce qu’il a de plus vivant ruine la possibilité de plus-value réelle pour le capital, qui se réfugie alors dans la fuite en avant financière, le travail vivant devenant un actif évalué à son coût de licenciement. Et l’affaire se corse d’autant plus que, simultanément, le capital engloutit la base naturelle de son accumulation. Le capitalisme s’auto-cannibalise car il détruit les deux sources de la richesse : le travail et la nature. En brisant le travail vivant, Emmanuel Macron active la « pulsion de mort » (Freud) du capitalisme, qui mêle destruction et autodestruction.

Jean-Marie Harribey Membre du conseil scientifique d’Attac

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