Christian Vélot : « Les lobbys ont pénétré l’édition scientifique »

Le biologiste Christian Vélot a montré que de faibles doses de Roundup perturbent fortement les organismes. Il s’insurge contre les pressions exercées par Monsanto pour défendre son herbicide et ses collusions avec Bruxelles.

Patrick Piro  • 4 octobre 2017 abonné·es
Christian Vélot : « Les lobbys ont pénétré l’édition scientifique »
© photo : BURGER/Phanie/AFP

La bataille contre le Roundup et le glyphosate, sa molécule active, se mène aussi sur le terrain de la science. Mais les chercheurs semblent dépassés par la machine de désinformation et d’influence orchestrée par Monsanto, qui parvient à dénigrer les travaux crédibles mettant en cause son herbicide vedette, le plus vendu au monde.

Vous venez de publier une étude qui met en question l’innocuité du Roundup, l’herbicide vedette de Monsanto. Une de plus. Qu’apporte-t-elle au faisceau de suspicions, déjà dense ?

Christian Vélot : Il s’agissait d’observer ce qui se passe dans un organisme vivant quand il est traité au Roundup. Pour l’occasion, un champignon sur lequel a été appliquée une dose de cet herbicide, mais suffisamment faible pour qu’elle n’induise aucune altération extérieure visible : rien ne permet de soupçonner dans sa morphologie, sa pigmentation ou sa vitesse de croissance qu’il soit différent d’un champignon indemne de contact avec le Roundup.

Or nous avons constaté qu’il n’en est rien à l’échelle des cellules et des molécules : l’herbicide induit des modifications en quantité et en qualité sur un ensemble de protéines intervenant entre autres dans les fonctions énergétique et respiratoire de l’organisme.

Bien sûr, il s’agit d’un champignon, pas d’un mammifère, mais cette étude avait une visée plus large que la simple toxicité du Roundup : elle remet en question le principe « d’équivalence en substance ».

S’agit-il du même principe adopté pour évaluer les modifications induites sur les OGM ?

L’étude Séralini pilonnée par Monsanto

En septembre 2012, le biologiste Gilles-Éric Séralini, de l’université de Caen, publie un article annoncé comme explosif dans la revue Food and Chemical Toxicology : des rats nourris au maïs OGM NK603 traité à l’herbicide Roundup, deux produits de Monsanto, ont développé des tumeurs cancéreuses. Un an plus tard, l’éditeur annonce le « retrait » de l’article, ce qui vaut mort scientifique de l’étude, dans le milieu (elle a plus tard été republiée dans Environmental Sciences Europe) .

La polémique est considérable car c’est une première : il n’y a eu ni fraude, ni plagiat, ni erreurs avérées, motifs justifiant classiquement un retrait. Tout au plus certains chercheurs mettent-ils en question la capacité de l’étude à conclure à la toxicité des produits, en particulier par manque de puissance statistique. Ce qui aurait dû susciter le débat, et des études complémentaires pour vérifier le résultat.

Or des investigations ont montré que Monsanto a joué un rôle clé dans la volte-face de l’éditeur, notamment par la présence dans son équipe d’un scientifique lié de longue date à la multinationale, qui a conjointement orchestré une campagne de dénigrement sans précédent contre le chercheur français.

Oui, il consiste à décréter que deux plantes, par exemple, sont « identiques » dès lors que ne diffèrent pas leur aspect extérieur ainsi que l’analyse grossière de leurs composants – lipides, glucides, protides. Cette « équivalence en substance » est considérée comme suffisante par la biotechnologie et les agences d’évaluation pour extrapoler à un OGM les caractéristiques commerciales ainsi que l’innocuité sanitaire dont dispose la plante non-transgénique de départ.

Même raisonnement avec les résidus de pesticides, et notamment le Roundup, qui est appliqué sur 80 % des OGM agricoles ! On nous rétorque qu’il n’est pas nécessaire de s’en préoccuper tant que les quantités sont minimes.

Notre étude démontre donc que « l’équivalence en substance » est un leurre : on ne peut pas affirmer qu’un organisme touché par cet herbicide, même à faible dose, n’en subit aucune conséquence, éventuellement importante, pourvu que l’on observe un peu plus finement qu’en première approche. Un second volet de notre étude, à paraître bientôt, s’attache à observer la validité du principe d’équivalence en substance pour la transgénèse, appliquée à ce champignon.

Ce n’est pas la première fois que ce principe est attaqué…

Des travaux semblables ont eu lieu dès le début des années 2000, montrant l’inanité de ne s’intéresser qu’au contenu nutritif. Fin 2016, une étude a comparé à son homologue conventionnel le maïs OGM NK603 de Monsanto aspergé de Roundup : il contenait en quantité notable des métabolites caractéristiques des corps en décomposition, qui agissent sur le cycle des cellules. L’originalité de notre étude, c’est que nous avons utilisé des doses d’herbicide n’induisant pas de modifications extérieures.

S’il existe plusieurs études attaquant les fondements de l’innocuité du Roundup, comment expliquer que l’Efsa, l’Autorité européenne de sécurité des aliments, envisage de prolonger son autorisation pour dix ans, alléguant qu’il n’y a pas de risque sanitaires, alors que l’OMS a classé le glyphosate, la molécule active de cet herbicide, « cancérogène probable » pour l’homme ?

C’est bien sûr affligeant : comment peut-on livrer deux interprétations différentes d’un même fait scientifique ? En la matière, il y a un sérieux biais. Alors que le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), qui travaille pour l’OMS, a compilé toutes les études, y compris universitaires et indépendantes, l’Efsa s’est contenté de données bibliographiques livrées par la Glyphosate Task Force (GTF), lobby d’une vingtaine d’industriels de l’agrochimie qui bataillent pour le renouvellement de l’autorisation de cette molécule. Tout cela dans l’opacité.

Le grand toxicologue états-unien Christopher Portier a obtenu ces informations et a levé le lièvre auprès de la Commission européenne, qui a demandé à l’Efsa de revoir sa copie. Plus inquiétant encore, Portier a étudié les propres documents de la GTF, et il est arrivé à une conclusion opposée à celle de l’Efsa : oui, il existe bien un risque cancérogène ! Les révélations contenues dans les « Monsanto Papers » [voir ici], issus de la sphère des alliés de la multinationale, ont depuis accrédité ce soupçon de toxicité.

Ce n’est pas la seule « anomalie » dans l’évaluation de l’Efsa : il a été constaté qu’une centaine de pages n’étaient qu’un vulgaire copié-collé d’un document de Monsanto. Tous ces éléments accréditent une forte suspicion de collusion entre l’autorité et la GTF.

Les chercheurs n’ont-ils pas les moyens de réagir, en défendant les études sérieuses ?

On imagine volontiers l’édition scientifique comme un monde pur. Mais l’affaire de la censure de l’étude de Gilles-Éric Séralini [voir encadré] a fait l’effet d’une bombe dans le milieu : un éditeur a cédé devant la pression de Monsanto. J’en suis tombé des nues : le monde de la publication scientifique, essentiel pour la notoriété et la carrière des chercheurs, n’est pas moins pénétré que Bruxelles par les lobbys industriels !

La résistance s’organise-t-elle dans votre milieu ?

Hélas, pas à ma connaissance. Je m’attendais à un tollé, car c’est absolument insupportable. Mais, on est comme abasourdi, il y a très peu de réactions…

N’est-ce pas la conséquence de la place prise par les financements privés dans la recherche ?

Certainement en partie. Aujourd’hui, le moindre appel d’offre scientifique donne lieu à des partenariats public-privé. Pour les laboratoires, il devient de plus en plus difficile de s’élever contre un système de financement qui les fait vivre.

Avez-vous subi des pressions à l’heure de publier des études ?

Des complications, dirons-nous. Avant que l’éditeur accepte le papier qui a précédé celui qui vient de sortir, il est passé par cinq relecteurs différents alors qu’il est de coutume ne pas dépasser deux. C’est autant de retard pour la publication, voire une manière de l’entraver. Celui de Séralini était passé par les fourches caudines de huit de ses pairs !

Christian Vélot Biologiste, membre du conseil scientifique du Criigen.

À lire aussi dans le dossier « Monsanto, ennemi public n° 1 »

La société civile passe à l’attaque

Tractations européennes

Écologie
Temps de lecture : 6 minutes