Dans les mailles de l’usine

Immergée dans une entreprise de textile, Charlotte Pouch propose un documentaire sobre et poignant sur une désindustrialisation sauvage.

Jean-Claude Renard  • 25 octobre 2017 abonné·es
Dans les mailles de l’usine
© photo : FABIENNE OCTOBRE

Dans le ballet des techniciens, le roulis des machines d’une usine. Une caméra montée sur des rails, un écran de contrôle, une assistante maquillant un comédien, une perche au-dessus des personnages, et des ouvriers attelés à leur tâche. En 2014, Olivier Loustau avait choisi l’usine de textile Bel Maille, installée à Roanne (Loire), pour cadre de sa comédie sociale La Fille du patron. Dans le scénario, c’est une usine en difficulté, dont le boss se bat pour sauver les emplois.

Parallèlement au tournage, comme un jeu de miroir, Bel Maille se retrouvait confrontée à un redressement judiciaire. Le réel rattrapait la fiction quand Charlotte Pouch décidait de planter alors sa caméra sur les lieux. Non pas pour une création (le film dans le film) mais bien pour livrer l’histoire d’une usine plongée dans la mouise. Et de rester sur place, au milieu d’ouvriers, figurants pour la fiction et acteurs d’un réel conflit dans le documentaire. Des ouvriers très qualifiés, tricoteurs à l’infini, passionnés. Au milieu des bobines rouges, pourpres, bleues, des dégradés de jaune, d’ocre, des instruments de précision curieux, des mécaniques, de systèmes harnachés d’aiguilles, de kilomètres de fil, de vastes rouleaux de draperies, dans l’atelier des apprêts, la stabilisation des tissus. Soit un décor aux confins des machines et des couleurs franches, parfois acidulées, un décor musclé, physique, âpre au turbin, avec ses lumières, ses perspectives, ses symétries, peuplé de personnages masculins (d’où le titre du film, Des bobines et des hommes) – où les femmes n’ont qu’un rôle de secrétaire, mais n’en constituent pas moins la mémoire de la maison.

Bel Maille, c’est le fleuron du textile français, considéré comme « la perle de l’Europe », arborant son savoir-faire, le leader européen de la création et de la fabrication de tissus en maille pour l’habillement, la lingerie, le maillot de bain, les tissus moyen et haut de gamme. Ou plutôt c’était. À partir de 2010, on a commencé « à licencier à tour de bras », relève un employé. À ses côtés, certains sont là depuis près de quarante ans, participant à l’édification de l’usine, qui pour monter des murs et les peindre, qui pour installer l’électricité. Bel Maille, c’est une histoire familiale, avec ses valeurs, son esprit du travail bien fait, véritable âge d’or de l’industrie française, qui se livre face caméra, au gré des entretiens-témoignages de la réalisatrice, dans l’empathie mais échappant au pathos.

En cinq ans, après le rachat de la boîte par un entrepreneur, l’usine n’a fait que décliner, avec des commandes de plus en plus rares. Un entrepreneur nourri sur la bête, col blanc au double langage (« Mon engagement, c’est la pérennité de l’entreprise dans son ancrage local, le maintien du plus d’emplois possibles »), qui se révèle lâche et démissionnaire, siphonnant la trésorerie de la boîte, abandonnant ses ouvriers. Affichant sans complexe son hypocrisie devant la caméra de Charlotte Pouch.

C’est l’un des points forts de ce documentaire remarquable, qui ne se veut ni militant ni une dénonciation des pratiques patronales. Film d’une usine dans l’urgence d’une situation sociale et financière tragique, crevant dans l’injustice, mais également dans la latence de l’attente, du redressement judiciaire à la liquidation. Film gavé d’humour aussi, avec des ouvriers non pas réduits à des chiffres, à un nombre indéfini de bientôt chômeurs, mais cadrés plein écran, confrontés à la mise à mort de leur travail. Finissant sur le carreau, le boulot détricoté. La vie avec.

Des bobines et des hommes, Charlotte Pouch, 1 h 08.

Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes