Université : orienter ou sélectionner ?

Contrat de réussite et prérequis sont les mots clés opaques d’une prochaine réforme de l’université. Une concertation est en cours, où certaines organisations s’opposent à un surcroît de sélection.

Ingrid Merckx  • 4 octobre 2017 abonné·es
Université : orienter ou sélectionner ?
© photo : Michel Stoupak/NurPhoto/AFP

Sans-bahut et sans-fac. Ils ont improvisé une classe dans la rue. À Vitry-sur-Seine, le 28 septembre, 17 lycéens sans affectation se sont assis devant des élus de la ville, du département et des représentants des parents d’élèves. Dans le Val-de-Marne, 198 jeunes se sont retrouvés sans affection cette rentrée, dont 87 sans BTS, 49 sans université et 39 sans lycée, a recensé SOS Rentrée. Le dispositif départemental sonne l’alarme : un numéro vert a été créé pour les élèves sans solution [1]. Ils seraient 3 700 naufragés de l’entrée à l’université à l’échelle nationale, d’après le syndicat enseignant Snesup. Et 2 000 à ne pas avoir rempli les conditions de la sélection en master instaurée cette année.

La France compte 45 000 étudiants supplémentaires en septembre 2017. Entre 20 000 et 40 000 depuis quatre ans. Et 80 000 sont attendus en 2018. Inédit, mais prévisible : « Depuis 2000, on savait qu’avec le boom de naissances on aurait un boom d’étudiants dix-huit ans plus tard, s’étonne Pierre Chantelot du Snesup-FSU. Les pouvoirs publics ont-il anticipé ? » Les campus, les amphis, les salles de cours explosent. Et des filières n’en peuvent mais : staps (sciences et techniques des activités physiques et sportives) en tête, mais aussi droit, psycho, kiné… À Rouen, la rentrée universitaire a été reportée de quinze jours. À Grenoble, où la population staps a doublé en dix ans, des cours numériques remplacent les cours traditionnels pour éviter le tirage au sort. À Lyon, les cours de staps ont même été annulés, « faute d’amphis disponibles ». À Montpellier et à Strasbourg, en staps toujours, ils se tassent à 700 dans des amphis prévus pour 500. À Paris-XIII, le département d’informatique de l’institut Galilée a voté le report des cours pour manque de personnel enseignant. Idem à Lille, en sciences politiques.

La rentrée 2017 marque un tournant pour les universités françaises : de plus en plus d’élèves et de moins en moins de moyens, les présidents d’université jouent aux Rubik’s Cube pour faire rentrer les étudiants dans leur enceinte. Le fiasco APB (admission post-bac, voir ici) a joué : la sélection induite par la plateforme informatique et ses dysfonctionnements algorithmiques ont contribué à laisser un certaine nombre d’étudiants sur le carreau. La ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Frédérique Vidal, a annoncé que le portail APB serait réformé pour 2018. _« L’enseignement supérieur s’est massifié mais il ne s’est pas démocratisé », prévient Mélanie Luce, responsable des questions universitaires au bureau national du syndicat étudiant Unef. Et quand les conditions empirent, ce sont les étudiants les plus défavorisés qui en pâtissent les premiers.

« La ministre ne cesse de brandir ce fameux chiffre de 60 % d’échecs en première année de licence [L1], reprend l’étudiante. Mais allez réussir vos examens quand vous n’arrivez pas à entrer dans les amphis, ou quand des cours sont supprimés ! » « La question démographique et le taux de réussite ne sont pas sans liens, mais ce sont deux problèmes distincts, s’agace Matthieu Gallou, président de l’université de Bretagne-Occidentale (UBO) et membre de la Conférence des présidents d’université (CPU). Pour “gérer les flux”, il va falloir investir dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) : construire, embaucher. Pour améliorer la réussite en L1, plusieurs pistes pédagogiques sont à l’étude… » Le ministère pense résoudre le casse-tête du « trop d’étudiants et trop d’échecs » avec une solution miracle : l’instauration de nouveaux prérequis pour « optimiser » le choix des filières.

« Pour l’heure, personne ne sait exactement de quoi seront faits ces prérequis », avertit Matthieu Gallou, qui participe aux onze groupes de travail de la « concertation licence ». « Cinquante-cinq réunions en quelques semaines avec pas loin de 25 participants par groupe de travail », explique Mélanie Luce, dont le syndicat proteste contre la forme de cette concertation. « Tous les participants sont mis sur le même plan, complète Pierre Chantelot, les organisations représentatives semblent avoir la même légitimité à s’exprimer sur la licence à la fac que les représentants de l’éducation libre, les grandes écoles ou les chambres de commerce ! En outre, si les débats se déroulent en bonne intelligence, le découpage des groupes de travail va dans le sens du projet du gouvernement, et la parole des premiers concernés – étudiants et enseignants de licence – est diluée… » En outre, chaque groupe de travail est sous la coupe d’un « commissaire politique », qui distribue la parole, oriente les discussions, rédige les conclusions.

Comme l’Unef, le Snesup a d’abord pensé quitter la partie, mais est resté pour défendre sa ligne : « La sélection existe déjà à l’université, rappelle Pierre Chantelot. Dans certaines filières : pharmacie, médecine, staps. Et dans la reproduction sociale : il y a toujours aussi peu d’enfants d’ouvriers dans l’ESR : 12 % en licence, 5 % en doctorat. De même, il existe déjà un prérequis pour entrer à l’université : le bac ! Nous militons pour qu’il n’y en ait pas d’autres. » L’Unef est sur la même ligne : « Que chaque étudiant ait le choix de sa filière et de son avenir, insiste Mélanie Luce. Les étudiants doivent se déterminer de plus en plus tôt et de plus en plus vite. Mais peut-on vraiment décider de son avenir à 15 ans lors d’un rendez-vous unique de quinze minutes avec un conseiller d’orientation ? » Pourquoi faudrait-il s’orienter dès la troisième, interroge le syndicat étudiant, qui défend une « spécialisation progressive » après un ou deux ans de « grands ensembles » à l’université, permettant « d’y voir plus clair ».

Mieux mettre en adéquation ses compétences de lycéen avec le choix de son orientation à l’université, c’est « optimiser » pour les uns, mais « exclure » pour d’autres : une manière de favoriser un écrémage spontané avant la L1 vers des filières d’excellence (prépas, grandes écoles, filières sélectives) ou BTS, STS, IUT, etc. De quoi réduire les problèmes de coût et de surpopulation. « Personne ne souhaite qu’une augmentation du nombre de prérequis à l’entrée à l’université entraîne un accroissement des inégalités, tempère Matthieu Gallou. Il faut pouvoir laisser à tous la possibilité de s’inscrire à l’université. Qu’un lycéen en bac pro puisse aller en philo, s’il le souhaite. Mais avec des passerelles, des cours de remises à niveau, afin qu’il puisse rattraper le cursus. » « Ni prérequis coercitifs ni remise à niveau obligatoire, martèle Mélanie Luce, mais des systèmes d’accompagnement en L1, des parcours optionnels, du tutorat… »

Autre cheval de bataille, l’orientation des élèves depuis le lycée. « En Suède, un conseiller d’orientation prend en charge environ 80 élèves, en France, c’est un pour 23 000, alerte Pierre Chantelot. La nécessité d’augmenter les moyens en la matière fait assez consensus. Comme l’augmentation globale de moyens pour l’université. Mettre un prof devant les étudiants, c’est un peu la base de la réussite. » Son syndicat réclame une meilleure articulation entre le secondaire et le supérieur.

Autre piste : réformer le bac. Déjà à l’étude pour 2021, paraît-il. « Auparavant, ce diplôme était le portail vers le supérieur, aujourd’hui, il sanctionne le secondaire », reprend Pierre Chantelot. « Les élèves finistériens ont un des meilleurs taux de réussite au bac, mais dans le supérieur ils rejoignent la moyenne nationale, regrette Matthieu Gallou. C’est bien qu’il se passe quelque chose entretemps. » Gare à ce chiffre de 60 % d’échecs en L1, met en garde Pierre Chantelot : « Ce pourcentage est biaisé : il prend en compte la réussite des étudiants dans la filière de leur inscription en L1. Or, certains découvrent que cette filière ne leur convient pas. D’autres y viennent pour se donner le temps de choisir, et partent vers une autre filière ensuite, ou un BTS. D’autres encore préparent des concours ou mettent quatre ans à réussir leur licence… Pourquoi ne pas considérer plutôt que 79 % des étudiants sortent de l’ESR avec un diplôme ? Cela orienterait autrement les discussions… »

Alors qu’il faut compter en moyenne 10 000 euros annuels par étudiant, le budget de l’enseignement supérieur et de la recherche a été amputé de 331 millions d’euros dans la loi de finances rectificative de juillet 2017. Insister sur le taux d’échec, c’est justifier, par exemple, que le ministère veuille limiter le redoublement en L1, mesure permettant d’économiser 800 millions d’euros. « Le coût d’un étudiant en licence, et particulièrement en L1, est inférieur à l’investissement moyen par étudiant dans nos universités, lui-même très en deçà de l’investissement par étudiant dans les autres filières de l’enseignement supérieur, plaide le Snesup. Une analyse plus raisonnable conduit dans le meilleur des cas à une économie de 200 à 300 millions d’euros. » Et de renvoyer aux 6 milliards d’euros de « détournement manifeste » imputable au crédit d’impôt recherche, qui profite aux entreprises avides d’optimisation fiscale plus qu’aux laboratoires universitaires.

L’instauration de nouveaux prérequis fait partie du « contrat de réussite » annoncé par Frédérique Vidal le 29 juin et que chaque étudiant devra signer avec son université en 2018. Ce « contrat » reposerait sur plusieurs points : les souhaits des étudiants, les exigences propres à chaque cursus diplômant, la capacité d’accueil des formations, les attentes et les besoins exprimés par la société et l’économie françaises… « Et si l’étudiant ne remplit pas son contrat, qu’il termine sa licence en quatre ans au lieu de trois, par exemple, interroge Mélanie Luce. Il se passe quoi ?

[1] 0 800 24 94 94.

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