À bas Merkel et vive le futur !

Jean-Claude Fall présente Ivresse(s), une pièce à la fois polémique et douce de l’Allemand Falk Richter, qui incarne le renouveau, outre-Rhin, de la scène contestataire.

Gilles Costaz  • 29 novembre 2017 abonné·es
À bas Merkel et vive le futur !
© photo : Marc Ginot

Depuis une dizaine d’années, une nouvelle génération d’auteurs allemands cogne avec succès contre la société libérale et suscite en France une vague d’intérêt, sans doute parce que nos écrivains de théâtre ne savent pas frapper aussi directement. Nous en passons trop par les références, la culture, l’histoire, Robespierre et Victor Hugo.

Marius von Mayenburg (dont on peut voir Pièce en plastique à l’Usine Hollander, à Choisy-le-Roi, jusqu’au 3 décembre, dans une excellente mise en scène de Patrice Bigel) et Falk Richter, dont Ivresse(s) arrive à Paris, ne jugent pas nécessaire de citer Spartacus ou Rosa Luxemburg. Ils tirent simplement à boulets rouges sur une société dans laquelle ils ne se reconnaissent pas.

Le spectacle de Jean-Claude Fall, Ivresse(s), comprime dans un même mouvement la pièce intitulée Ivresse et des morceaux de deux autres textes, Protect me et Play loud. Avec cet auteur, on peut tout brasser dans le même shaker. Ce ne sont que des personnages qui s’interpellent, s’adressent à eux-mêmes, se chamaillent, s’étreignent, jettent dans le ciel des idées qui font des courts-circuits avec les pensées de monsieur Tout-le-monde.

Le premier des discoureurs à entrer en scène, c’est précisément l’auteur, Richter (excellemment joué par Alex Selmane), qui se raconte, se décrit, s’emporte, avant de laisser vivre les personnes sorties de son imagination. Ses points de vue sont très clairs : le monde s’est abîmé sous le poids des règles économiques et du jeu cupide des banques, et l’on ne peut vivre sans s’en abstraire, car notre vie privée – et même sexuelle – est contaminée par cette oppression qui nous parasite jusqu’à la moelle. À bas Merkel, à bas les banques allemandes ! Rêvons à la société future, à laquelle l’auteur songe sans donner le chemin qui y mènerait – il ne prône pas la révolution, mais ne l’exclut pas. « Sincèrement, j’attends avec impatience le jour où ça va s’effondrer », glisse Richter.

Des couples se parlent sans toujours se comprendre. Des êtres isolés s’expriment pour des interlocuteurs invisibles. Untel est scénariste et a honte de ce qu’il écrit. Tel autre se désespère de ne pas savoir s’arracher à la fascination d’Internet… Falk Richter dessine sa vie à travers les films qui l’ont marqué, sans qu’il les ait nécessairement compris – il se souvient de Fassbinder (auquel il a d’ailleurs consacré une pièce), Zulawski, Godard. De Zulawski, il a gardé en lui comme un choc ineffaçable la séquence de Possession où Isabelle Adjani hurle de souffrance (on en voit d’ailleurs un extrait).

Le tourbillon des douleurs anciennes, des malheurs présents et des bisbilles immédiates avance en cahotant, telle une toupie en fin de course. Mais l’espoir n’est jamais abandonné : on retrouvera la joie de vivre, quitte à laisser tomber l’amour à deux pour l’amour collectif…

Ce qui est étonnant, dans le spectacle de Jean-Claude Fall, c’est qu’il propose un renouveau de la forme par la pauvreté des moyens utilisés. Beaucoup d’acteurs, mais pas de projecteurs. Rien que des lumières indirectes venant d’un rétro-projecteur et de smartphones. Les comédiens se filment ou filment l’action avec leur téléphone ; les images qu’ils cadrent s’inscrivent, étranges, fantomatiques, peu lumineuses, en différents points d’un espace sombre. Fall avait déjà expérimenté cette technique dans son précédent spectacle, Une vie bouleversée, d’après Etty Hillesum, joué par Roxane Borgna. Cette fois, épaulé par son directeur vidéo, Laurent Rojol, il jette les bases d’un théâtre d’une autre matière, d’une autre image.

Les acteurs, Jean-Marie Deboffe, Isabelle Fürst, Paul-Frédéric Manolis, Nolwenn Peterschmitt, Laurent Rojol, Roxane Borgna, Alex Selmane et Fall lui-même, se chargent d’une série d’incarnations et assurent donc l’éternelle présence charnelle de l’interprète. Mais le climat de pénombre, les couleurs faibles et immatérielles, les reflets tendent à remplacer la violence de la protestation politique par l’expression d’une rébellion à la voix secrète et tendre. Le spectacle semble dire qu’il n’a pas trouvé toutes ses solutions, mais qu’il est en partie dans l’inédit, qu’il a évité le style de la parade brutale habituellement utilisé lorsqu’on monte ce type de texte. En effet, c’est neuf dans l’esthétique et riche en pincements de cœur.

Ivresse(s), théâtre de la Tempête, Paris, 01 43 28 36 36, jusqu’au 17 décembre. Textes aux éditions de l’Arche.

Théâtre
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