À Saint-Ouen, Mains d’œuvres fait de la résistance

Le plus grand centre d’art de la ville de Seine-Saint-Denis est menacé de fermeture par la mairie, qui veut récupérer le bâtiment. Objectif : y implanter un conservatoire.

Pauline Graulle  • 8 novembre 2017 abonné·es
À Saint-Ouen, Mains d’œuvres fait de la résistance
© photo : Vinciane Verguethen

Il n’est pas si fréquent qu’un maire veuille faire la peau à l’équipement culturel le plus attractif de sa ville. C’est pourtant le cas, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Cela faisait près de vingt ans que Mains d’œuvres, centre d’art de 4 000 mètres carrés, vivait (à peu près) paisiblement dans cette ville mitoyenne de la capitale. Que cet immense bâtiment aux allures de paquebot, situé dans le Saint-Ouen « arty » du quartier des puces, voyait passer, chaque année, 150 spectacles, 3 000 groupes en répétition et des centaines d’artistes en résidence… N’en déplaise aux 25 000 visiteurs venus de toute la région parisienne pour découvrir le must de la création artistique contemporaine entre une grosse cité HLM et une ribambelle de petites maisons en brique rouge, l’aventure Mains d’œuvres pourrait s’arrêter là.

L’histoire remonte au printemps 2014. Après un demi-siècle de communisme municipal, Saint-Ouen vient de passer entre les mains d’un maire UDI, William Delannoy [1]. À peine élu, l’édile coupe les 91 000 euros de subvention triennale que la municipalité accordait jusqu’ici à l’association Mains d’œuvres – qui se finance à 45 % sur fonds publics et à 55 % par sa billetterie et ses locations d’espaces. Mais William Delannoy n’entend pas s’arrêter en si bon chemin : il veut aussi récupérer le bâtiment, qui appartient à la commune, et dont le bail arrive à terme le 31 décembre prochain. Besoin de foncier, plaide-t-il, pour construire un nouveau conservatoire dans cette ville de 50 000 habitants. Qu’importe si, pendant sa campagne, il avait évoqué la transformation d’une autre friche industrielle pouvant accueillir le conservatoire… Un lieu qu’il a finalement vendu à BNP Paribas.

Au 1er janvier 2018, Mains d’œuvres et ses 23 salariés devraient donc théoriquement avoir débarrassé le plancher. Difficile d’imaginer à quoi ressemblerait un tel déménagement quand on se promène dans cet ancien centre désaffecté de l’équipementier automobile Valéo, remis au goût du jour (pour un total de 4 millions d’euros tout de même) par l’association locataire. Chaque centimètre carré de l’immeuble semble avoir été une source d’inspiration pour un artiste de passage : le couloir du premier étage à la perspective rehaussée de longs scotchs multicolores ; les cages d’escalier taguées de poésie ; le petit jardin où, chaque semaine, les ventes de produits bio se déroulent sous l’œil bienveillant d’un Pierre Rabhi en quadricolore.

Si, en ce vendredi de vacances de la Toussaint, les vingt studios de répétition du sous-sol où officièrent JoeyStarr ou Bazbaz semblent faire la grasse matinée, au premier étage, l’équipe technique s’active pour le spectacle de danse du soir. On passe une porte : les espaces de coworking qui accueillent boîtes de production, journalistes free lance et créateurs d’arts numériques se transforment peu à peu en ruches.

Loin d’abattre les troupes, c’est comme si la menace de la fermeture avait rendu Mains d’œuvres plus vivant encore. En témoignent ces dizaines de Post-it, derniers vestiges d’heures de brainstorming, qui recouvrent le mur entre la bien nommée salle de projection « Star Trek » et le lumineux open space des administratifs. Sur les petits carrés rose et jaune fluo, on a écrit ces pistes pour sortir de l’impasse : « Faire évoluer le projet dans le dialogue », « [Faire appel au] mécénat pour racheter le lieu », « Accueillir le conservatoire »…

« Cette histoire nous interroge sur le fond, elle a ouvert des débats entre nous et avec les adhérents. Elle nous a aussi permis de créer encore plus de liens avec les Audoniens [habitants de Saint-Ouen, NDLR], qu’on essaie de sensibiliser largement par des affichages ou des distributions de tracts pour expliquer ce qu’on est, au-delà des préjugés », indique Juliette Bompoint, la directrice des lieux. Pour rien au monde elle n’aurait renoncé à inaugurer la nouvelle école de musique, où se sont inscrits, en septembre, 250 élèves. Et elle a prévu toute sa programmation pour 2018. Comme si de rien n’était.

Car, pour l’heure, pas question de quitter les lieux. William Delannoy a beau être en guerre (de moins en moins) froide avec elle, jusqu’à refuser de lui attribuer un espace au dernier forum des associations, Juliette Bompoint veut toujours croire qu’il lui octroiera « un bail précaire » avant la fin de l’année. De toute façon, se rassure-t-elle, pour se faire vider par les flics, « il faudrait que la préfète signe un arrêté d’expulsion, or elle nous soutient ». Tout comme la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, bien placée pour savoir que la grande culture s’invente dans le bouillon des petites structures. N’empêche, à Mains d’œuvres, on attend toujours de ses nouvelles…

Côté politiques locales, ça s’active un peu plus. Fin septembre, Stéphane Troussel, le président (PS) du conseil départemental du 93, a signé la pétition « Un nouveau bail pour Mains d’œuvres !!! », lancée il y a deux mois sur Change.org – elle compte aujourd’hui plus de 15 600 signataires. Le député de la circonscription, Éric Coquerel (France insoumise), qui s’accorde, comme tout le monde, sur la nécessité pour la ville de se doter d’un nouveau conservatoire, juge en revanche _« incompréhensible qu’un élu prive sa propre ville de cette chance d’avoir un lieu de vitalité culturelle qui crée de l’emploi et du dynamisme local ».

Pour Frédéric Durand, président du groupe Front de gauche au conseil municipal, « c’est typiquement le genre de culture que Delannoy ne supporte pas, il en fait une question idéologique ». Récemment, l’ancien « pucier » devenu maire aurait très peu goûté l’installation éphémère du duo d’artistes de rue Boijeot-Renauld : une « supérette » où le public pouvait vendre absolument tout ce qu’il voulait. Même une barrette de shit ? La rumeur a enflé et, le 6 octobre, vingt policiers ont débarqué, sans crier gare, avec leurs chiens renifleurs, afin de dénicher la substance coupable – en vain.

« William Delannoy est plus à l’aise avec l’idée de faire du logement de luxe qu’avec l’idée de soutenir la culture », présume Jean-Louis Péru, l’avocat de l’association, qui rappelle que le maire est un récidiviste. La fin du sympathique festival Jazz à puces, c’est lui. Tout comme cette abracadabrantesque histoire de statues d’artistes à la renommée internationale acquises durant les précédentes mandatures, et que le maire refuse désormais d’entretenir. « D’ailleurs, pointe l’avocat, si Delannoy tenait tant que cela à son conservatoire, il aurait déjà envoyé quelqu’un, ne serait-ce que pour observer les sols. La ville va devoir expliquer devant le juge pourquoi elle a besoin du terrain dès 2018 alors que le conseil municipal n’a toujours pas voté les travaux. » Des travaux de transformation de Mains d’œuvres qui coûteraient plus cher que de faire sortir de terre un nouveau bâtiment…

En attendant, occuper les lieux n’a rien d’illégal, souligne Jean-Louis Péru, qui espère pouvoir gagner un an de rab grâce à la procédure judiciaire. Si ce n’est la victoire finale, il y aura en tout cas d’ici là bien des choses à fêter. Les 17 ans de Mains d’œuvres, début décembre, qui promettent de faire le plein. Quant à la date fatidique du 31 au soir, elle sera dignement célébrée par un « rébellion (sic) du Jour de l’an ». Embrassades émues garanties à minuit.

[1] Contacté à plusieurs reprises par Politis, William Delannoy n’a pas souhaité donner suite à nos demandes d’interview.

Politique culturelle
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