Catalogne : « Les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres »

Spécialiste des relations économiques entre territoires, Laurent Davezies explique les motivations des aspirations indépendantistes des régions riches en Europe. En particulier celles des Catalans.

Olivier Doubre  • 1 novembre 2017 abonné·es
Catalogne : « Les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres »
© photo : ANDY BUCHANAN/AFP

L’économiste Laurent Davezies [1] analyse ici le rapport de forces entre Madrid et les indépendantistes catalans, notamment au regard de la question économique et de la solidarité entre régions espagnoles. Non sans s’interroger, au-delà du seul cas catalan, sur la question démocratique et les conditions nécessaires pour qu’une région puisse rompre avec un vieil État européen.

Les raisons économiques sont-elles, selon vous, déterminantes dans l’aspiration de certains Catalans à revendiquer l’indépendance de cette région parmi les plus riches d’Espagne ? Le fait d’une sorte d’« égoïsme territorial », phénomène auquel on assisterait par ailleurs en Europe ?

Laurent Davezies : On retrouve en effet peu ou prou la même chose avec l’Écosse, et ses ressources pétrolières, ou les régions riches du nord de l’Italie. J’ai parlé à ce propos d’une « idéologie de la calculette ». Or, si l’on regarde par le passé les mouvements indépendantistes, en particulier anticoloniaux, ils étaient d’abord dictés par la recherche de la liberté, pour soulever le joug de l’occupation et de l’oppression coloniales, mais en aucun cas ils avaient pour objectif d’être plus riches in fine. On n’a jamais dit ni même espéré que l’Algérie connaîtrait une opulence fulgurante plus grande une fois indépendante. Plus généralement, si l’on regarde l’issue des grands mouvements de libération, que ce soit ceux contre le colonialisme, que ce soit les Noirs aux États-Unis après la guerre de Sécession ou la population russe après le renversement du système soviétique, ils ont tous eu pour conséquence – tout en étant fondés par la recherche de la liberté, de la non-oppression et de la dignité – une dégradation de la position économique des « vainqueurs ». Au cours du XXe siècle, la question de l’indépendance d’un peuple ou du recouvrement de sa liberté était tout à fait déconnectée de l’intérêt économique. Aujourd’hui, les mouvements tels que ceux que l’on voit en Écosse, en Lombardie ou en Catalogne ont tous un caractère assez sordide où l’argent a un rôle majeur et, surtout, ouvertement explicité.

Mais cette situation d’inégalités entre régions pauvres et riches perdure depuis longtemps. Pourquoi cet égoïsme territorial se développe-t-il particulièrement aujourd’hui, et avec une expression si vive en Catalogne ?

Au-delà des questions historiques, identitaires ou linguistiques, qui ont leur importance, je soulignerai ici ce qui est plus de mon ressort d’économiste et qui me paraît fondamental : le critère économique. La crise a frappé durement l’Europe depuis une dizaine d’années et, en Espagne, les Catalans l’ont subie de plein fouet, davantage que d’autres régions riches de la péninsule ibérique. La région de Madrid s’en sort beaucoup mieux grâce aux services supérieurs, à forte valeur ajoutée, et notamment dans les nouvelles technologies, alors que l’économie de la Catalogne repose surtout sur l’agroalimentaire, notamment la viande, qui est un secteur en recul aujourd’hui, et l’automobile, industrie qui souffre beaucoup également. L’autre région la plus riche d’Espagne, avec Madrid, ce n’est pas la Catalogne comme on le lit beaucoup ces temps-ci, mais le Pays basque, avec des industries qui ont connu des transformations très ajustées. Et ce grâce à des investissements importants qui lui ont permis de rester à la pointe dans des secteurs très spécialisés. C’est ainsi devenu la région où le produit intérieur brut par habitant est le plus élevé, suivi par Madrid, puis la Navarre : la Catalogne n’arrive ainsi qu’en quatrième position.

Les Catalans seraient-ils vraiment gagnants économiquement s’ils parviennent à l’indépendance ?

Il ne faut pas oublier qu’en cas d’indépendance, les Catalans auront à prendre leur part de la dette de l’Espagne – laquelle est colossale –, en ayant à négocier de devoir en assumer entre 15 % et 20 %. Ils auraient donc en guise de cadeau de baptême de leur nouvel État quelque 120 ou 130 milliards de dette ! Ensuite, ce qui a changé ces derniers temps – et cela est généralisable aux autres régions européennes ayant parfois les mêmes aspirations –, c’est que les régions riches n’ont plus besoin des régions pauvres au sein des nations. Autrefois, et pendant très longtemps, celles qui étaient riches finançaient les plus pauvres, mais ces dernières achetaient les produits des régions privilégiées, ou bien produisaient ceux conçus par ces régions riches. Ainsi, en Italie, par le jeu des budgets d’État et des prestations sociales, les mécanismes de redistributions territoriales faisaient que le Nord riche finançait le Sud pauvre, mais l’argent remontait au Nord sous forme de commandes. Les gens du Sud roulaient avec des Vespa produites à Pise ou en Fiat sortant des chaînes turinoises. C’est ce que j’ai appelé un « keynésianisme territorial »… Mais, aujourd’hui, avec la nouvelle économie mondialisée, immatérielle et hyper-concentrée dans les très grandes villes, tout cela est terminé. Tous ces facteurs expliquent donc ces aspirations d’égoïsmes territoriaux. La question fiscale est en quelque sorte l’étincelle qui met le feu aux poudres, mais il s’agit plus généralement de la question de la fragmentation du modèle passé d’intégration territoriale au sein de nos vieilles nations.

Au-delà de la question catalane, est-il possible de s’opposer à une volonté de « sécession », en particulier dans une société démocratique, lorsqu’une partie majoritaire, organisée et résolue d’une population s’est exprimée en faveur de cette séparation ?

Il n’y a pas de loi générale en la matière, ni de réponse définitive par oui ou par non. J’ai le sentiment que la convention démocratique impose qu’il y ait une majorité significative de la population d’un pays – qui n’est pas opprimé par la violence, pour exclure le cas de la colonisation. On peut discuter du taux de cette majorité qualificative, que ce soit 65 % ou 70 %, mais je ne crois pas qu’une majorité simple, de 50 % plus une voix, suffise, sachant que, sur une affaire aussi importante, si on refait la consultation un mois plus tard, cela peut varier de quelques points. C’est mon opinion, mais ce n’est pas du droit. En l’occurrence, en Catalogne, les sondages donnent environ à 38 % les gens qui veulent l’indépendance : il est donc hors de question de laisser ces gens faire un rapt sur la Catalogne ! La question est donc de savoir à quel niveau la majorité devient une majorité utile. Mais il faut vraiment qu’il y ait un mouvement massif. C’est là où Rajoy s’est conduit de manière idiote : il aurait dû, comme les Britanniques, laisser se tenir le référendum librement, et je pense que les indépendantistes l’auraient perdu. L’autre chose, je crois, est d’organiser le référendum, mais de prévenir que l’on ne peut pas en refaire un autre avant, disons, quinze ans, ce qui correspond à peu près à une génération. Parce que faire voter des régions tous les ans, avec les aléas de la vie politique et de l’opinion publique, cela n’a pas de sens pour des affaires aussi sérieuses. C’est ce qu’on a fait avec les accords de Matignon puis de Nouméa pour la Nouvelle-Calédonie – où un référendum aura lieu avant la fin 2018.

Y a-t-il des exemples récents d’indépendance d’une région au sein d’un État en Europe ?

Depuis des décennies, les grands États s’étaient entendus sur un consensus qui veut que l’on ne touche pas à l’intégrité territoriale des nations. Mais il y a un précédent très fâcheux : celui du Kosovo – qui n’est pas un membre de l’ONU, tout en étant reconnu par une majorité d’États, notamment occidentaux, à l’exception de l’Espagne me semble-t-il, ce qui est intéressant… Mais la Russie et la Chine ne l’ont pas reconnu. Les Russes et les Chinois avaient d’ailleurs prévenu qu’on ouvrait à ce moment-là la boîte de Pandore. J’imagine que Poutine doit rigoler aujourd’hui face à la crise catalane.

[1] Le Nouvel Égoïsme territorial, Seuil, coll. « La République des idées », 2015, 112 p., 12 euros.

Laurent Davezies Titulaire de la chaire « Économie et développement des territoires » au Cnam.

Monde
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