Culture : « La réforme envisagée est absurde »

L’ancienne ministre de la Culture Aurélie Filippetti estime que les propositions du CAP 2022 appauvriront le secteur culturel.

Ingrid Merckx  • 22 novembre 2017 abonné·es
Culture : « La réforme envisagée est absurde »
© photo : Franck CHAPOLARD/CITIZENSIDE/AFP

L’ancienne ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, n’avait pas connaissance des travaux qui se préparaient au ministère avant qu’ils ne fuitent dans la presse. Hormis certaines propositions qui sont de « vieilles rengaines », elle découvre des projets trahissant une grande méconnaissance du secteur. Les contributions au CAP 2022 en matière de culture laissent présager des décisions lourdes de conséquences, comme la limitation des archives nationales et un appauvrissement du tissu créatif.

Certaines des « contributions ministérielles » au CAP 2022 ayant fuité dans la presse sont-elles antérieures à mai 2017 ?

Aurélie Filippetti : J’ai découvert leur existence et leur contenu dans la presse. Certaines reprennent quelques vieilles rengaines, comme la fusion des deux orchestres de Radio France, mais une telle systématisation de la recherche d’économies ne s’était jamais vue. Le projet de cantonner France 4 au numérique, par exemple, me désole : j’avais œuvré pour que cette chaîne soit destinée aux enfants et aux jeunes, afin qu’un programme de service public de qualité leur soit consacré. On a une très bonne création en France dans ce domaine, il serait dommage de faire disparaître cette fenêtre d’exposition. Il faudrait savoir précisément qui a commandité ces rapports pour le CAP 2022. Ils reprennent la vulgate libérale classique qui défend un affaiblissement de l’État et l’augmentation des ressources privées.

Le projet de fusionner France Télévisions et Radio France ne date-t-il pas d’avant mai 2017 ?

François Hollande avait en effet évoqué le projet de fusionner les services Web de France Télévisions et de Radio France. Le projet tel qu’il apparaît aujourd’hui laisse surtout craindre un affaiblissement du service public pour diminuer son budget.

« Améliorer la qualité de service public tout en augmentant les économies », dit la contribution au CAP 2022. Est-ce possible ?

On peut améliorer la qualité et le fonctionnement. On peut faire des économies. Mais associer les deux objectifs paraît impossible. Sauf dans la doxa libérale, qui considère que le service public, dans sa spécificité, n’a pas vraiment de raison d’être. France 3, télévision de proximité, paraît en ce sens une cible choisie.

Pour le spectacle vivant, il est question de déléguer une partie des projets aux collectivités territoriales. Leurs investissements en matière culturelle n’ont-ils pas déjà baissé, tandis que la concentration augmente ?

Cette très mauvaise idée a déjà été tentée. Les collectivités prennent en charge les deux tiers du financement du spectacle vivant. Mais ces financements doivent être croisés ! On a déjà bien affaibli les Drac avec la réforme des régions. Le recul de l’État dans le financement du spectacle vivant a entraîné des risques de mainmise locale sur des choix de programmation ou de directeurs, alors que l’État doit garantir une certaine objectivité.

La réforme envisagée est d’autant plus absurde que le spectacle vivant fonctionne très bien partout et ne coûte pas si cher au regard de la qualité proposée. État, région, département, ville : les financements croisés permettent à la fois la neutralité des financeurs et le maintien des subventions à un bon niveau. Si, demain, seule la région finance un projet, le jour où elle décide de baisser la subvention d’une compagnie, celle-ci se retrouvera sans alternative. Cette politique va donc mettre les artistes dans la main d’un seul responsable politique.

Il est aussi question de « mettre fin au saupoudrage en augmentant les taux de sélectivité et en simplifiant le régime des aides aux équipes artistiques ». Va-t-on vers une logique de « premiers de cordée » en matière de spectacle aussi ?

Là aussi, c’est absurde : pour des petites compagnies, une aide de 5 000 euros, c’est déjà beaucoup ! Cela peut permettre de faire une petite tournée ou de monter un spectacle. Parler de saupoudrage, c’est juger toutes les petites compagnies de France à l’aune de l’Opéra de Paris. On a besoin de donner de l’argent à des compagnies qui démarrent et vont se structurer. On ne peut pas financer que les institutions, sinon c’est la fin de la diversité du tissu créatif français. C’est une vision technocratique et parisianiste de la culture.

Comment comprenez-vous la volonté de « limiter l’archivage aux archives essentielles » ?

Il faut ne rien connaître aux archives pour écrire ceci, et ne penser qu’à la rentabilité financière immédiate. Les archives sont une mission régalienne essentielle. Il serait impensable qu’un gouvernement décide quelles archives il va charybde sylla

laisser aux générations futures. Au nom de quoi notre génération se le permettrait-elle ? Si on avait agi de la sorte par le passé, les historiens n’auraient pas grand-chose à étudier. Ce n’est pas à nous de juger ce qui sera intéressant dans trois cents ans. C’est aux archivistes que revient le travail de tri. Les archives numériques sont un vrai défi, certainement pas cette idée de « limiter l’archivage ». Sans quoi on ferait disparaître des pans entiers de l’histoire.

Des expressions reviennent, comme « risque social » ou « risque de très fortes réactions des personnels ». Y avait-il des économies à faire au ministère de la Culture ?

Dans les musées nationaux, par exemple, de nombreux emplois sont occupés par des gardiens de musée, soit des fonctionnaires de catégorie C, très mal rémunérés mais très importants. On ne peut pas faire des économies sur ces postes. Au ministère de la Culture, comme dans beaucoup d’autres ministères, de nombreux contractuels ont été recrutés parce que la politique était de ne plus embaucher de fonctionnaires. Ces personnels coûtent plus cher que des fonctionnaires, mais il n’y a pas de « gras ». On pourrait même recruter plus de monde, tant nos institutions ont de succès.

Les libéraux considèrent souvent la culture comme une dépense inutile, parce qu’ils estiment que le financement doit se faire avec du mécénat et de l’argent privé. On oublie de dire que le mécénat repose sur des défiscalisations. À 60 %, c’est donc de l’argent public. Mais investir pour la culture est très important ! Le but, pour un État, n’est pas de produire uniquement de la richesse, mais de l’éducation, de la sécurité, une politique culturelle. Et même d’un point de vue strictement économique, la culture rapporte !

La chance de la France, c’est sa culture, sa politique culturelle, sa diversité culturelle… Ses institutions, ses compagnies, ses orchestres créent énormément d’activités sur tout le territoire. Par ailleurs, le budget de la culture reste très loin du 1 % du budget de l’État. À quoi sert de faire des économies ?

La motivation serait-elle idéologique ?

La politique culturelle vise l’égalité de tous les citoyens face à la culture, la qualité et l’innovation artistique. Et la culture, c’est subversif. Cela peut remettre en cause l’ordre établi, en l’occurrence l’ordre libéral. Pas étonnant que ces dossiers émanent de cabinets privés. Mais cette politique va à rebours de ce que font d’autres pays. Ne serait-ce que l’Allemagne, qui a décidé, ces quinze dernières années, de calquer sa politique en matière de cinéma sur notre Centre national du cinéma. Quand j’étais ministre, l’Allemagne a augmenté son budget fédéral pour la culture de 8 %. C’est fondamental pour le rayonnement d’un pays, sa cohésion, sa créativité, et même pour les retombées économiques.

Craignez-vous la disparition du ministère de la Culture au profit d’un secrétariat d’État ?

Je ne veux pas y croire. Les budgets sont décidés annuellement, et ces rapports n’ont pas encore été annoncés comme des programmes d’action. Ils m’inquiètent, mais comme m’inquiète l’ensemble de la politique très libérale menée par ce gouvernement. Rien que l’idée du « pass culture » de 500 euros est très mauvaise ; elle a d’ailleurs déjà été testée sous la présidence de Nicolas Sarkozy avec la carte musique : les jeunes vont utiliser cette somme sur des plateformes de téléchargement américaines, et elle ira directement dans la poche des Gafa, qui ne paient pas d’impôts et ne respectent aucun principe de diversité. L’enjeu, aujourd’hui, c’est au contraire de faire en sorte que les Gafa participent au financement de la culture.

Si vous étiez encore ministre de la Culture, quel chantier serait votre priorité ?

Un ministre de la Culture doit être appuyé par son président, donc la priorité dépend de celui-ci. Mais la mienne serait l’éducation artistique : le lien entre Culture et Éducation nationale, faire en sorte que les enfants pratiquent une activité artistique, apprennent à devenir spectateurs et à développer un goût pour l’art et la culture. On a des institutions, des structures, des professionnels, des créateurs formidables. Il ne faut pas perdre les publics, mais former ceux de demain avec une ambition d’égalité. Et aller chercher de nouveaux publics. C’est un enjeu de citoyenneté et d’émancipation.

Le ministère de la Culture n’est-il pas complètement asservi par Bercy ?

Il est dans le collimateur de Bercy, mais il résiste. Il se bat.

Politique culturelle
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