Éric Toussaint : « La dette est une arme de domination »

Éric Toussaint revient sur l’histoire de l’endettement des pays dits « naissants » et explique le lien de subordination qui en découle au détriment des peuples.

Erwan Manac'h  • 29 novembre 2017 abonné·es
Éric Toussaint : « La dette est une arme de domination »
©« Une dette pour toujours », devant l’Académie d’Athènes le 28 août 2017. LOUISA GOULIAMAKI/AFP

Dans un ouvrage qui vient de paraître [1], l’historien Éric Toussaint relate deux siècles de « système dette ». Il explique ici comment l’endettement a constamment été utilisé par les prêteurs pour empêcher toute politique économique alternative.

Votre analyse porte sur l’idée que la dette a joué un rôle structurant dans l’histoire. Pourquoi ?

Éric Toussaint : Dans toute une série d’événements historiques majeurs, la dette souveraine a été un élément dominant. C’était le cas, à partir du début du XIXe siècle, dans les États qui luttaient pour leur indépendance, en Amérique latine, du Mexique à l’Argentine, comme en Grèce. Pour financer la guerre d’indépendance, ces pays naissants ont contracté des prêts auprès de banquiers de Londres, dans des conditions léonines qui les ont entraînés, en réalité, dans un nouveau cycle de subordination.

D’autres États ont carrément perdu, officiellement, leur souveraineté. La Tunisie avait une autonomie relative dans l’Empire ottoman, mais elle s’était endettée auprès des banquiers de Paris. C’est clairement par l’arme de la dette que la France a justifié sa mise sous tutelle puis sa colonisation. Dix ans plus tard, en 1882, l’Égypte a elle aussi perdu son indépendance, d’abord occupée militairement par la Grande-Bretagne, qui voulait recouvrer les dettes contractées par le pays auprès de banques anglaises, avant d’être transformée en colonie.

Peut-on dire que la dette est employée à dessein, pour « verrouiller » des positions de domination d’un pays sur un autre ?

Il ne s’agit pas d’un complot global et systématique. Lorsque les républicains indépendantistes grecs et latino-américains se sont rendus à Londres pour emprunter des fonds, ce qui allait advenir n’était pas prévu par la monarchie britannique. Mais les grandes puissances ont très vite perçu l’intérêt qu’elles pouvaient tirer de l’endettement extérieur d’un pays pour justifier une intervention militaire et une mise sous tutelle, à une époque où il était permis de faire la guerre pour récupérer une dette.

Vous vous arrêtez sur la crise de la dette grecque du XIXe siècle, qui présente, selon vous, des similitudes avec la crise actuelle. Pourquoi ?

Les problèmes commencent à la suite de la première grande crise bancaire internationale, qui éclate à Londres en décembre 1825. Fragilisées, les banques ne veulent plus prêter, comme après la crise de Lehman Brothers en 2008. Les États naissants, comme la Grèce, avaient emprunté à l’époque dans des conditions si abusives, et les montants perçus étaient si bas par rapport à ceux réellement empruntés, qu’ils étaient incapables de rembourser leur créance sans un nouveau prêt. Ainsi, lorsque les banques arrêtent de prêter, la Grèce n’est plus en mesure de refinancer sa dette : ses remboursements s’interrompent en 1827.

C’est en cela que le « système dette » ressemble à celui d’aujourd’hui : les monarchies française, britannique et le tsar de Russie – la « troïka » – se mettent d’accord pour octroyer un prêt à la Grèce et lui permettre de naître comme État indépendant, ce qui les arrange, car cela déstabilise l’Empire ottoman. En échange, ils signent en 1832 une « convention sur la souveraineté de la Grèce », que j’exhume dans mon livre. Celle-ci crée une monarchie en Grèce, alors que les indépendantistes auraient souhaité une République. Le monarque choisi, Othon Ier, est un prince bavarois âgé de 15 ans, qui ne parle pas grec et n’a jamais mis les pieds dans le pays. Le document stipule que cette monarchie a le devoir de consacrer comme priorité dans son budget le remboursement d’une dette contractée auprès des trois puissances via la banque Rothschild de Paris, afin que soient remboursés les banquiers londoniens. Les dépenses engagées par la troïka pour installer cette monarchie, avec le recrutement de 3 500 mercenaires bavarois pour mener une guerre « d’indépendance », doivent aussi être remboursées par la Grèce.

Je montre ainsi qu’au début du XIXe siècle seulement 20 % du montant prêté à la Grèce bénéficie au pays. Le reste va aux commissions prélevées par la banque Rothschild, au paiement des mercenaires, à leurs frais de déplacement vers la Grèce et à d’autres dépenses pour installer la monarchie.

Depuis, le pays a vécu dans une situation de subordination permanente. En y retombant de manière encore plus forte à partir de 2010. Une nouvelle fois, des puissances publiques se sont réunies pour récolter des fonds servant à rembourser des créanciers privés. En l’occurrence des banques françaises, allemandes, belges et hollandaises.

L’histoire dévoile également une sorte d’alliance objective entre les classes dominantes des pays endettés et les États prêteurs, lesquels favorisent un certain « conservatisme »…

Nous ne pouvons pas comprendre l’histoire du système dette sans considérer le rôle de la classe dominante locale. Dans chaque exemple, cette dernière pousse les autorités à emprunter en interne et à l’étranger, car l’emprunt contribue à ce que les impôts, qui pèsent sur la bourgeoisie, ne soient pas élevés. Elle se comporte aussi en rentière, en investissant elle-même dans les emprunts d’État émis par son pays. Lorsque le régime du libéral-démocrate mexicain Benito Juárez répudie une partie des dettes contractées auparavant par les conservateurs, certains bourgeois demandent la naturalisation française afin que la France intervienne militairement pour le renverser, au nom du remboursement de ses ressortissants.

C’est toujours vrai aujourd’hui. Fin 2001, quand l’Argentine suspend le paiement de sa dette, la bourgeoisie argentine s’offusque parce qu’une grande partie de la dette émise à Wall Street était détenue par des capitalistes argentins.

A contrario, la notion de dette « odieuse », née dans les années 1920, n’était pas issue de la gauche, ou de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « altermondialistes ». D’où vient-elle ?

Au cours du XIXe siècle, il y a une série de répudiations de dette. Notamment aux États-Unis. En 1830, quatre États du pays sont touchés par des émeutes sociales qui renversent leurs gouvernements corrompus et rejettent la dette qu’ils avaient contractée auprès de banquiers véreux. Les projets d’infrastructures que cet endettement était censé financer n’avaient pas été réalisés à cause de la corruption.

En 1865, quand les « nordistes » l’emportent contre les « sudistes », ils décrètent que ces derniers doivent répudier les dettes contractées auprès des banques pour financer la guerre (c’est le contenu du 14e amendement de la Constitution des États-Unis). Une dette considérée comme « odieuse », car contractée pour défendre le système esclavagiste.

À la fin du XIXe siècle, les États-Unis refusent également que Cuba, devenu indépendant à la suite de leur intervention militaire, rembourse la dette que l’Espagne avait contractée à Paris au nom de sa colonie. Les États-Unis la considèrent « odieuse », car elle a servi à financer la domination de Cuba et les guerres que les Espagnols ont conduites ailleurs.

Et lorsqu’en 1919 le Costa Rica annule une dette contractée par l’ex-dictateur Tinoco au bénéfice de sa seule famille, c’est un ancien président des États-Unis qui intervient en tant qu’arbitre et entérine la répudiation. Car l’argent emprunté était destiné à servir des intérêts personnels.

C’est sur la base de toutes ces jurisprudences qu’un juriste russe, exilé après la révolution bolchevique, élabore une doctrine juridique. Il affirme qu’un État reste engagé par les dettes contractées par le régime antérieur, mais y ajoute une exception : si la dette a été contractée contre l’intérêt de la population et que les créanciers en étaient conscients, ou auraient dû l’être en faisant les vérifications, elle peut être décrétée « odieuse » et être répudiée.

Cette doctrine émane donc d’un professeur conservateur, lequel souhaitait défendre les intérêts des créanciers, mais également attirer leur attention sur la question de savoir à qui et pour quoi ils prêtent. Il confirme, ce faisant, qu’il y a bien une possibilité pour les États de répudier une dette si elle est « odieuse ».

Pourquoi considérez-vous la dette grecque comme « odieuse » ?

La troïka – le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne – réclame depuis 2010 à la Grèce des prêts qui ont clairement été octroyés contre l’intérêt des Grecs eux-mêmes, puisqu’on leur a imposé des mesures qui ont dégradé l’exercice de leurs droits fondamentaux et de leurs conditions de vie. On a démontré que l’argent prêté est reparti immédiatement dans les banques étrangères ou grecques responsables de la crise. Et on peut prouver que les gouvernements de la troïka en étaient parfaitement conscients, car ce sont eux qui ont dicté le contenu du mémorandum. Ils en ont été les acteurs directs.

Cette réflexion est-elle extensible à la France ?

Oui, les travaux des collectifs d’audit, remis en avril 2014, concluent que 59 % de la dette française est illégitime. Elle n’a pas servi l’intérêt des Français, mais celui d’une minorité qui a bénéficié de cadeaux fiscaux et des banques qui ont prélevé des taux d’intérêt trop élevés.

Après une répudiation, les États peuvent-ils retrouver des banques disposées à leur prêter de nouveau ?

Il y a certes une crainte de la part des créanciers, mais l’idée répandue selon laquelle un État ne peut pas répudier sa dette sous peine de ne plus pouvoir emprunter est en réalité fausse. Le Mexique, par exemple, a répudié sa dette en 1861, en 1867, en 1883 et en 1913, et il a trouvé à chaque fois de nouveaux prêteurs. Parce que certains banquiers n’hésitent pas à s’engager lorsqu’ils considèrent qu’un pays a retrouvé une bonne santé financière en suspendant le paiement de la dette ou en l’annulant.

Le Portugal, en 1837, a répudié sa dette. Cela ne l’a pas empêché de contracter quatorze prêts successifs auprès de banquiers français. Les Soviets ont répudié en février 1918 les dettes contractées par le tsar, parce qu’elles avaient servi à faire la guerre. Un blocus a été décrété, mais il a été levé après 1922, parce que les Britanniques voulaient que la Russie soviétique leur achète des équipements. L’Allemagne, la Norvège, la Suède et la Belgique ont suivi. Même la France a renoncé au blocus, alors qu’1,6 million de Français avaient acheté des titres russes au Crédit lyonnais, répudiés après la révolution. Ce sont les gros industriels de la métallurgie qui ont fait pression pour que la France prête aux Soviétiques, car ils voyaient les commandes leur échapper.

Un exemple plus récent : en 2003, dix jours après l’invasion de l’Irak, le secrétaire d’État américain au Trésor a convoqué ses collègues du G7 pour annuler les dettes contractées par Saddam Hussein, utilisant l’argument de la dette odieuse. Les États-Unis lui avaient pourtant beaucoup prêté à la fin des années 1970 et dans les années 1980 pour mener la guerre contre l’Iran. Or, la dette de l’Irak a finalement été annulée. Cela montre la validité de l’argument de droit international.

La dette apparaît également comme un carcan qui empêche toute alternative…

Cela signifie en effet que l’annulation de la dette illégitime est une condition indispensable pour libérer des moyens servant à mettre en place une politique de transition écologique, mais ce n’est pas suffisant. Répudier des dettes et ne pas réaliser d’autres politiques visant les banques, la monnaie, la politique fiscale, les priorités d’investissement, la démocratie, etc. serait repartir dans un cycle d’endettement. La répudiation doit s’inscrire dans un plan d’ensemble.

[1] Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éric Toussaint, Les Liens qui libèrent, 303 p., 19,50 euros.

Éric Toussaint Historien, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris-8. Président du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) Belgique

Économie
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