Horreur ! Des paradis fiscaux !

Les Paradise Papers mettent à nu un système connu de longue date et bénéficiant de solides appuis. Au-delà des bonnes intentions et des indignations de façade, comment lutter vraiment ?

Erwan Manac'h  • 15 novembre 2017 abonné·es
Horreur ! Des paradis fiscaux !
© photo : Michel Gunther/Biosphoto/AFP

Quelle bombe ! L’énorme vague de révélations dite « Paradise Papers », brillamment orchestrée par 96 médias internationaux, ne nous apprend certes pas grand-chose des ficelles des milliardaires et des multinationales pour échapper à l’impôt : les redevances fantasques que les entreprises se facturent à elles-mêmes pour l’utilisation de leurs propres nom, brevets ou logos domiciliés dans des paradis fiscaux, ou les yachts détenus par des sociétés prête-nom sises dans des zones à la fiscalité quasi nulle pour échapper à la TVA sont des astuces déjà bien connues des spécialistes de l’évasion fiscale. Mais ce nouveau feuilleton, le cinquième du genre, présente l’immense avantage de mettre des visages sur un mal invisible et de raviver un débat qui peine à éclore auprès du grand public. Il permet également de constater l’ampleur prise par le phénomène, en progression constante depuis les années 1980 [1] : aujourd’hui 20 milliards de recettes fiscales échappent chaque année au fisc français, soit l’équivalent du budget du ministère de l’Intérieur.

Ce déballage révèle enfin la banalisation des pratiques dites « d’optimisation » dans les hautes sphères. « Les Paradise Papers montrent comment sont imbriqués les intérêts des uns et des autres, au plus haut niveau de pouvoir », applaudit Raphael Pradeau, d’Attac. C’est le sentiment qui domine en effet à la lecture du trombinoscope des clients du cabinet d’avocats fiscalistes Appleby, victime de la gigantesque fuite (13,5 millions de documents) : l’ancien directeur du fisc slovène, deux ministres brésiliens, des proches du pouvoir canadien, australien et états-unien. Mais aussi le pape de la « french tech », Xavier Niel, dont le yacht est détenu par une société immatriculée sur l’île de Malte, ainsi que son beau-père, Bernard Arnault, première fortune française. Tous deux réputés proches d’Emmanuel Macron.

Nous ne parlons plus ici d’usurpateurs virtuoses dans l’art de la dissimulation, qui seraient passés entre les mailles du filet, mais d’un système profondément enraciné. Une dérive inhérente au processus de mondialisation libérale que l’on connaît depuis quarante ans, dont le credo est de faciliter toujours plus la circulation de l’argent afin de stimuler l’économie. C’est d’ailleurs l’unique ligne de défense des milliardaires éclaboussés depuis le 6 novembre : « Tout est légal ! »

Cela mériterait d’être vérifié, car bien des pratiques se situent à la frontière de la légalité et pourraient être qualifiées d’« abus de droit » si elles étaient contrôlées. « Dès lors qu’on crée des montages – on appelle ça du blanchiment – avec des sociétés offshore pour ne pas payer d’impôt, le problème est posé », souligne le juge Van Ruymbeke [2]. Quoi qu’il en soit, cette ligne de défense présente, là encore, un grand avantage : elle déplace le débat sur le terrain politique. Car, si ce jeu de cache-cache est licite, ce sont les règles du jeu qu’il convient de questionner.

Sentant bouillir l’opinion, les dirigeants européens ont rapidement pris les devants. Pierre Moscovici a réagi dès le premier jour en réclamant la création d’une énième « liste noire des paradis fiscaux » avant la fin de l’année. Mais les paradis européens en seront exclus, a précisé aussitôt le commissaire européen à la Fiscalité, qui officie tout de même sous la présidence d’un ancien Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, lui-même mouillé jusqu’au cou dans les « LuxLeaks », révélations massives du même Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) en 2014 : 340 multinationales ont passé des accords secrets avec le Grand-Duché pour y placer leurs bénéfices.

Mardi 7 novembre, deuxième jour du scandale, le gouvernement français promet « des poursuites » contre les entreprises suspectées d’« infraction ». Au troisième jour, les Pays-Bas, semblant découvrir leurs propres pratiques, annoncent un examen au peigne fin des 4 000 accords fiscaux noués avec des entreprises étrangères.

Peut-on accorder du crédit à ces belles intentions ? L’actualité récente incite à la prudence. « Les “Paradise Papers” concernent un cabinet d’avocats situé aux Bermudes. Or, il faut savoir que les Bermudes ne figurent même plus dans la liste française des États non coopératifs depuis 2014 », soupire le sénateur communiste Éric Bocquet. « Pire, renchérit Attac, ce sont les lanceurs d’alerte et les citoyens qui se mobilisent pour la justice fiscale qui sont poursuivis [3]_. »_

Les avancées sont réelles, ces dernières années, en matière de transparence. Après les banques, depuis 2013, les multinationales françaises sont désormais contraintes de publier un reporting de leurs activités pays par pays. Résultat, nous découvrons que les cinq plus grandes banques françaises réalisent un tiers de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, relève un rapport de mars 2016 [4].

L’OCDE pousse dans ce sens, ainsi que le Parlement européen, qui a voté une résolution en juillet pour l’instauration d’un tel mécanisme au sein de l’Union. Mais ces institutions promeuvent un reporting confidentiel, limité aux sommes importantes. La publicité des informations, votée pour la France avec la loi Sapin 2, a été annulée par le Conseil constitutionnel au nom du « secret des affaires ». Les verrous restent donc importants. Et le débat coince aussi, à l’échelle européenne, sur la question des sanctions à infliger, ou non, aux États qui figureront sur la liste des pays non coopératifs, en préparation.

Face à cette inertie, et avec les nouvelles technologies et l’explosion des flux financiers, il est donc à craindre que les fraudeurs conservent toujours un temps d’avance. Pour prendre le mal à la racine, il faudrait que les États coopèrent pour rapprocher leurs niveaux d’imposition. Car les multinationales profitent des différences en faisant voyager leurs bénéfices là où l’herbe est plus verte.

Cette coopération, l’Union européenne semble pour l’heure incapable de la faire progresser, comme le démontre le cas irlandais : Apple a été condamné en 2016 à rembourser 13 milliards d’euros à l’Irlande, car l’entreprise la plus chère au monde ne paye que 0,005 % d’impôts sur les bénéfices qu’elle déclare sur l’île britannique. Mais Apple refuse de payer et bénéficie du soutien de l’Irlande, qui refuse d’empocher l’amende afin de préserver son avantage fiscal. La passe d’armes avec la Commission fera date. Notamment parce qu’elle détermine le dénouement du débat sur la taxation des géants du numérique. Et parce que l’heure est malheureusement à une course effrénée à celui qui aura le taux d’imposition le plus attrayant.

Donald Trump entend frapper un grand coup dans cette guerre fiscale, en baissant l’impôt des entreprises de 35 % à 20 %. Et Emmanuel Macron ne fait rien d’autre lorsqu’il supprime l’impôt sur la fortune (ISF), plafonne celui sur les revenus du capital (« flat tax ») et baisse l’impôt sur les bénéfices des sociétés (25 % à l’horizon 2022, contre 33 % aujourd’hui et 46 % il y a trente ans). Semblant considérer qu’à défaut de lutter efficacement contre les paradis fiscaux, la France a tout intérêt à en devenir un elle-même.

Or, c’est précisément cette politique de baisse des recettes fiscales qui a endetté les pays et impose l’austérité comme un carcan à toute politique publique. « Les dépenses publiques, elles, restent stables, autour de 55 % depuis vingt-cinq ans », souligne Anne Guyot-Welke, de Solidaires Finances publiques. Ce schéma est particulièrement sclérosant pour les pays en voie de développement, car la course au moins-disant fiscal grève les recettes qui leur permettraient de développer leurs services publics afin de rompre la spirale de la pauvreté [5].

Alors, que faire ? La réponse de la société civile est bien affûtée. Il faut commencer par exiger une plus grande transparence des banques et des multinationales [6]. Renforcer la coopération internationale, par exemple avec la création d’une « COP » de la fiscalité, sur le modèle des COP climatiques. Économistes et ONG défendent également l’idée d’une taxe globale sur les multinationales, suivant un principe simple : taxer les entreprises en fonction de leur activité réelle dans le pays, et non selon l’endroit où elles déclarent leurs bénéfices. Ainsi, une multinationale qui réalise 10 % de son activité en France (ventes, nombre de salariés, nombre d’établissements) verra 10 % de ses bénéfices mondiaux imposables en France, même si elle déclare ses bénéfices aux Bermudes_. « Nous avons souhaité mettre cette mesure en avant, car elle a le mérite d’être applicable rapidement à l’échelle d’un pays »_, précise Raphael Pradeau, d’Attac, qui a lancé une pétition sur le sujet.

La triche doit également être sanctionnée plus lourdement, pour espérer dissuader les entreprises. En faisant sauter le « verrou de Bercy », qui réserve au ministère du Budget le privilège d’engager des poursuites pénales pour fraude fiscale. Et avec des agents en nombre suffisant pour enquêter. D’autant que, si l’échange d’informations entre pays progresse, il faudra des moyens supplémentaires pour analyser les téraoctets de données nouvelles. On est loin du compte : 3 100 postes d’agents du ministère des Finances ont été supprimés depuis 2010, selon Solidaires Finances publiques. Une tendance que l’on observe dans tous les pays européens.

Voilà les termes de l’équation. Sa résolution est un enjeu de premier plan, non seulement parce que l’argent évadé constituerait une manne considérable pour réarmer un État social et écologique, mais aussi parce que le sentiment que les citoyens ne sont pas égaux devant la fiscalité amenuise le consentement à l’impôt. C’est un pilier de la République qui se fissure. Et le socle de tout projet de transformation écologique, sociale et solidaire de l’économie.

[1] L’économiste Gabriel Zucman estime que les multinationales américaines réalisent aujourd’hui deux tiers de leurs profits à l’étranger dans des paradis fiscaux. Ce chiffre était inférieur à 20 % dans les années 1980 et à 40 % à la veille de la crise financière.

[2] Entretien au Monde le 9 novembre 2017.

[3] Après le procès d’Antoine Deltour, lanceur d’alerte du « LuxLeaks », ce sera notamment au tour d’une militante d’Attac d’être jugée le 6 février prochain à Carpentras pour sa participation à une action symbolique de « fauchage de chaises » dans une agence de BNP-Paribas.

[4] « Sur la piste des banques françaises dans les paradis fiscaux », CCFD-Terres solidaires, Oxfam France et Secours catholique, mars 2016.

[5] L’Union africaine estime que le continent a perdu plus de 1 000 milliards de dollars ces cinquante dernières années à cause de flux financiers illicites, dont l’évasion fiscale fait partie.

[6] Un « cadastre financier mondial » permettant de savoir exactement qui détient quoi, un reporting des activités réalisées par les multinationales pays par pays, l’échange automatique d’informations et l’interdiction des sociétés écrans.

Économie
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