Interpeller les consciences

Georges Didi-Huberman et Niki Giannari rendent leur humanité aux migrants d’hier et d’aujourd’hui.

Denis Sieffert  • 22 novembre 2017 abonné·es
Interpeller les consciences
© Diego Cupolo/NurPhoto/AFP

La révolte, on l’exprime parfois – souvent – dans une violence qui est désespoir. Et, lorsqu’on est gens de verbe, par la colère ou l’outrance. Pour transmettre son indignation, Georges Didi-Huberman convoque la culture et la beauté. Celles de la poésie de la poétesse grecque Niki Giannari et les siennes propres, qui fertilisent l’imagination et créent une ardente empathie avec ces silhouettes qui veulent « passer, quoi qu’il en coûte ».

Le philosophe et historien de l’art nous offre un texte d’une rare densité sur le thème de la migration, ou plutôt des migrants, dont il restitue l’humanité et l’individualité que la machine administrative leur a volées. L’ouvrage s’ouvre sur un poème en prose de Niki Giannari, qui nous dit magnifiquement le sujet : « Avec un désir/que rien ne peut vaincre/ni l’exil, ni l’enfermement, ni la mort/Orphelins épuisés […] se posent ici, attendent et ne demandent rien/seulement passer. » Ce sont les nouveaux « spectres qui hantent l’Europe ». Non plus une idée comme le communisme de Marx, mais des êtres de chair et de sang réduits à l’état de fantômes, tels que Didi-Huberman les aperçoit un jour de pluie dans le camp d’Idomeni, « têtes encapuchonnées ou corps dissimulés sous de grandes draperies monochromes ». Ils deviennent spectres « quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger ». Et quand on les refoule « de notre propre généalogie ». Car nous sommes tous, ou avons tous été, des migrants. On les traite « comme si leur désir de traverser la frontière n’avait ni pourquoi (du point de vue de leur histoire), ni pour quoi (du point de vue de leur futur) ». Ils sont peut-être cinquante millions aujourd’hui dans le monde, vidés de leur personnalité : « Personne ici ne sait qui je suis », dit l’un d’eux.

Didi-Huberman cite Hannah Arendt évoquant cette « apatridie » devenue, dans les années 1930, « maladie contagieuse », qui eut pour effet l’abolition du droit d’asile. Les États se défendent toujours de la même façon. Arendt parle du « discours pathétique des gouvernements européens ». Rien n’a changé. La « figure spirituelle du paria » telle que la dessinait Heinrich Heine au début du XIXe siècle est la même. Elle était juive, comme chez Arendt ou chez Benjamin, l’homme qui se donna la mort, le jour de septembre 1940 « où la frontière s’est fermée » devant lui. Mais, insiste Didi-Huberman, « la question n’est pas de savoir si les spectres de l’Europe sont ceci ou cela — juifs, païens, byzantins, communistes, musulmans, parias, colonisés ou que sais-je encore. C’est plutôt de savoir pourquoi l’Europe produit des spectres ». Son livre est une superbe interpellation des consciences et une question politique majeure.

Passer, quoi qu’il en coûte Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Les Éditions de Minuit, 104 p., 11,50 euros.

Idées
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