L’art d’accomoder les racines

Reem Kassis livre une somme époustouflante sur la cuisine palestinienne, à la fois pauvre et inventive, populaire, généreuse et riche d’histoires.

Jean-Claude Renard  • 15 novembre 2017 abonné·es
L’art d’accomoder les racines
© photo : Dan Perez

Que fait-on quand on naît d’une mère musulmane de Jaljulya, un village arabe situé au centre d’Israël, réputé pour ses vergers, et d’un père chrétien de Rameh, un coin de montagne perché à l’extrême nord du pays, renommé pour son huile d’olive exceptionnelle, des régions peuplées principalement de Palestiniens de nationalité israélienne ? Que fait-on lorsqu’on grandit à Jérusalem, melting-pot culinaire, religieux et culturel, avec des parents dont la priorité reste les études, jusqu’à l’université ? De quoi étonner alors un proche de la famille : « Pourquoi payer si cher pour une école ? Tu sais bien que ta fille, comme les autres, elle finira en cuisine ! » C’est que dans cette famille, en effet, l’existence des femmes, d’une génération à l’autre, se passe du côté des fourneaux et de la table de travail, à pétrir, farcir, poêler, enfourner et frire pour nourrir l’autre. Un acte maternel toujours recommencé, tenace, perdurant.

Que fait-on alors quand, inscrite dans la rupture des traditions, on part étudier aux États-Unis ? Que fait-on pour se raccrocher aux racines ? Eh bien, on cuisine les saveurs de son enfance, on tambouille pour « soigner son mal du pays », en découvrant d’abord d’autres techniques et ingrédients pour remplacer ceux demeurés introuvables, avant de revenir aux classiques. Tel a été le cas pour Reem Kassis. Passer à l’acte avant d’écrire sur la cuisine, puisant dans les conseils familiaux quantité de recettes, tantôt d’une grand-mère, de sa mère ou d’une tante, tantôt de voisines, chacun de ces plats typiques étant accompagné d’une histoire, d’un instantané de vie.

C’est tout l’intérêt de cet ouvrage de référence sur la cuisine palestinienne, né d’un déracinement et de la volonté de se souvenir, de raconter fidèlement une histoire de table, au-delà des mezze et des grillades emblématiques de la gastronomie levantine, et bien au-delà de ces chefs qui se contentent de parsemer leurs plats de graines de grenade et de za’atar pour prétendre à une cuisine typique du Moyen-Orient.

À la table de Reem Kassis, qui ne se contente jamais d’une assiette unique, autour d’une coupelle d’olives, de pickles et de pain taboon tout juste sorti du four, cela donne plusieurs plats à partager, un équilibre délicat de saveurs et de textures. Parce que la cuisine palestinienne est bâtie principalement sur un mélange d’épices (neuf exactement : grains de piment et de poivre noir, cannelle, graines de coriandre, de cardamome, de cumin, clous de girofle, copeaux de macis et noix de muscade), accompagnant contenant et contenu, donnant de la profondeur aux ragoûts, aux pilafs, aux plats cuits au four et aux bouillons.

Parmi une centaine de recettes, toutes commentées, l’auteure décline ainsi un fringant hosseh (agneau aux oignons et pignons de pin), de frétillants œufs au plat et des rouleaux de poulet au sumac, une époustouflante omelette transpirant la menthe fraîche, le cumin et l’ail écrasé, des fallafels bousculés par des pluches de coriandre hachée, un tahini (une pâte à base de graines de sésame torréfiées) qui s’invite à l’envi, un arayes épicé (sorte de hamburger de bœuf au pain pita), une salade de tomates à l’ail parfumée au sumac et rehaussée d’un jus de citron, un yaourt (récurrent sur les tables) aux légumes mélangés, une soupe de lentilles au curcuma, ou encore un ragoût de pois chiches aux épinards, un shawarma aux oignons, des variétés de légumes en saumure et des baklavas gavés de pistaches moulues.

Une cuisine tranchée, marquée, terreuse et fermière, intense, moins salée qu’il n’y paraît, moins carnée qu’en apparence, qui jongle entre l’acidité et la douceur, l’amertume et le piquant. Une cuisine enveloppante, justement toute maternelle. On n’est pas ici dans le minimalisme de l’assiette, la dose chirurgicale, le pointillisme des produits, mais dans une cuisine partie prenante de la culture populaire, copieuse, néanmoins inventive, parce que née de la pauvreté et conduite à la créativité pour se renouveler au fil des jours.

In fine, ces recettes livrent le récit souvent ignoré d’un pays et de son peuple. Des recettes qui n’appartiennent pas seulement à une famille mais sont, « de par leurs ingrédients, liées aux saisons et aux événements, à la tristesse et à la joie, aux temps de paix et de guerre », formant une chronique palestinienne, un récit sur l’identité, à la fois intime et universel. Où le conflit est à peine évoqué, pas plus que la présence des colons, où l’on apprend qu’une grand-mère goûte au petit matin, dans une salle communale, tous les plats qui seront servis à un mariage le soir même, qu’un oncle en exil réclame son poids de pains farcis au za’atar, qu’un arrière-grand-père a refusé de quitter sa terre en 1948 après la récolte de son blé.

Où l’on apprend surtout qu’il n’existe pas une seule cuisine palestinienne. « Ce terme englobe la totalité de notre territoire, observe Reem Kassis, des montagnes de Galilée aux vallées du sud, de la côte de Yaffa jusqu’à la Cisjordanie. Alors qu’elle s’est propagée dans le monde entier, elle est fondée sur les souvenirs d’un temps où la plupart d’entre nous vivaient sur la même terre. En dépit des circonstances politiques et de la diaspora palestinienne, ce qui réunit toutes nos tables n’est pas uniquement la bonne nourriture : c’est aussi la notion de “foyer”, la générosité, l’importance de la famille et le plaisir de se rassembler. » D’où une cuisine au diapason d’une culture hospitalière, entre solidarité, convivialité et humilité. Ça valait bien une somme gourmande.

La Table palestinienne, Reem Kassis, éd. Phaidon, 200 ill., 256 p., 34,95 euros.

Culture
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