Le chaos est déjà en marche

Pour certaines populations, le réchauffement a déjà modifié les conditions de vie, entre adaptation, migrations et conflits.

Ingrid Merckx  • 1 novembre 2017 abonné·es
Le chaos est déjà en marche
© photo : STR / NurPhoto / AFP

En 2050, il pourrait y avoir 250 millions de réfugiés climatiques dans le monde, selon l’ONU. Cette plus grande migration de masse de l’histoire aurait des conséquences en cascades. Par exemple, des millions de réfugiés bangladais fuyant vers l’Inde voisine provoqueraient des épidémies, un conflit religieux, une pénurie chronique de nourriture et d’eau douce, ainsi qu’une exacerbation des tensions entre l’Inde et le Pakistan, tous deux détenteurs de l’arme nucléaire. Cette sombre prévision résulte d’une simulation effectuée par l’université de la Défense nationale à Washington. Les pays ne sont pas égaux devant les catastrophes, ni devant l’écho qui leur en est fait ni au regard de la solidarité internationale. Départs forcés, partage de ressources raréfiées, récupération par des groupes violents de populations affamées, politiques d’accueil dissuasives, voire sous les armes… Peut-on penser la crise climatique sans y associer le mot guerre ?

Bangladesh, modèle d’adaptation ?

Avec 164 millions d’habitants parmi les plus pauvres du monde, le Bangladesh est l’un des pays les plus exposés au changement climatique. Cyclones, inondations, intrusions d’eau salée rongeant les terres et autres crues augmentent en fréquence et en gravité. Les populations qui vivent sur la côte sud et dans les zones inondables au nord-ouest sont les premières frappées. En effet, les deux tiers des terres culminent à moins de cinq mètres au-dessus du niveau de la mer. L’élévation des eaux est déjà très perceptible dans les îles au large du golfe du Bengale. Touché par Sidr en 2007, frappé par Aila en 2009 : le pays concentre 60 % des victimes de cyclones dans le monde ces vingt dernières années. Selon les projections des Nations unies, le pays pourrait perdre 40 % de ses terres agricoles d’ici à 2050. Et selon la Banque mondiale, jusqu’à 8 millions de Bangladais pourraient devoir fuir leurs terres d’ici à cette échéance. Les cultivateurs se sont déjà déplacés vers le nord ou vers l’Inde. Riz et farine sont devenus des monnaies d’échange.

Le long des routes principales pullulent des pancartes annonçant l’aide des grandes organisations humanitaires. Le Programme alimentaire mondial (PAM) a mis en place le programme « Enhanced Resilience », qui forme les habitants, en majorité des femmes, à mieux faire face aux crues et aux cyclones. S’adapter est devenu une priorité nationale : construire des abris anticyclones, installer des systèmes d’alerte, trouver une variété de riz résistante à la salinité et aux inondations, surélever les routes, multiplier les digues, nettoyer les canaux… « Financées par les gouvernements des pays industrialisés et mises en œuvre par une longue liste d’ONG, ces innovations sont en train d’être testées avec succès. Avant la fin de ce siècle, le reste du monde, au lieu de plaindre le Bangladesh, pourrait bien finir par s’en inspirer », suggère un article du National Geographic [1].

Contrôle des naissances, programmes de vaccination, chute de la mortalité infantile, exportations de textiles, nouvelles sources de revenus dans les villages, maisons démontables, valises prêtes au pied des lits, hôpitaux flottants… Les Bangladais sont passés maîtres dans l’art de prévenir et d’affronter les aléas climatiques. Au point que le réchauffement et les transferts d’argent associés sont devenus un business.

Sierra Leone, les sinistrés négligés ?

Le 14 août, durant la nuit, de fortes précipitations provoquent des inondations et des glissements de terrain à Freetown. Une semaine plus tard, on comptait près de 500 victimes et 600 sans-abri dans cette capitale surpeuplée où il pleut environ six mois par an. Dépassées par l’ampleur du désastre et le risque épidémique, les autorités ont fait appel à la communauté internationale. Parmi les corps dégagés des décombres, un grand nombre n’ont pu être identifiés. Ils ont été inhumés « sans nom », dans des cimetières déjà surchargés par les dépouilles des victimes du virus Ebola. Début septembre, des pluies diluviennes continuaient de s’abattre et la vie n’avait pas repris dans les quartiers sinistrés. Près de 3 000 personnes étaient sans domicile et la rentrée scolaire de nombre d’enfants était menacée.

Pour faire face à la situation, la Sierra Leone a reçu un flot de dons, notamment 5,5 millions d’euros de la part du gouvernement britannique. Ces sommes ont permis de répondre à l’urgence, mais pas de reloger tout le monde. Des rapports du Bureau de la sécurité nationale (BNS) ont indiqué qu’il y avait de nouvelles et dangereuses fissures sur une partie du mont Sugar Loaf, une des collines qui se sont éboulées. « La Sierra Leone est particulièrement vulnérable aux catastrophes environnementales et aux effets du changement et de la variabilité climatiques, car son économie est fortement tributaire des ressources naturelles et de l’agriculture », souligne l’Alliance mondiale contre le changement climatique.

Ce pays est un puits de carbone, mais le couvert de la forêt pluviale est passé de plus de 70 %, il y a quelques décennies, à désormais environ 4 %. Avec une croissance à forte intensité de carbone, la Sierra Leone est l’un des pays d’Afrique au plus haut taux de précipitations annuelles. Si la mousson est un phénomène naturel, son intensité ne fait que croître avec la montée des températures océaniques. D’où la nécessité d’adapter les espaces urbains et d’informer la population.

Le réchauffement va-t-il amplifier les conflits ?

Le changement climatique est devenu un « multiplicateur de menaces » et pourrait modifier les relations internationales. Après le concept de « hard security », des militaires américains, rassemblés au sein du Center for a New American Security (Cnas), un think tank créé en 2007 pour contrer le climato-scepticisme, ont façonné un nouveau schéma, hérité de la guerre froide : la « natural security ». En Arctique, par exemple, la fonte des glaces entraîne la revendication de nouvelles frontières terrestres et maritimes. Pour le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), il n’y a pas de théorie stabilisée permettant d’affirmer l’apparition de conflits armés au pôle Nord. Les recherches sur le réchauffement et les conflits « ont produit plus d’incertitudes que de certitudes sur la réponse à apporter », tempère aussi Bastien Alex. Pour ce responsable du programme Climat, énergie et sécurité à l’Iris, le changement climatique « n’est pas une entité. Il peut jouer sur certains paramètres, mais ne déclenche pas en lui-même de violences. »

Dans son livre Climate Wars [2],le journaliste canadien Gwynne Dyer explique néanmoins comment la montée des océans et la sécheresse chassent vers le Nord des populations affamées. Le Giec définit ainsi la notion de « risque composé » (compound risk) : « Parce que la température moyenne du globe est susceptible d’augmenter de 2 à 4 °C par rapport aux températures de l’année 2000 d’ici à 2050, il y a un potentiel, toutes choses égales par ailleurs, pour de grandes modifications dans les schémas de violence interpersonnelle, de conflits de groupe et d’instabilité sociale dans le futur. »

En Afrique subsaharienne, les conflits armés pourraient croître de 54 % d’ici à 2030, selon une étude sur l’impact potentiel du changement climatique sur les guerres dans cette zone, réalisée par le chercheur Marshall B. Burke, de l’université de Berkeley (Californie). La distinction entre réfugiés en proie à la guerre et ceux fuyant des catastrophes climatiques n’aura plus lieu d’être face à de nouveaux conflits liés à la dégradation des milieux de vie. « Le réchauffement climatique risque ainsi d’avoir une double conséquence vis-à-vis du nucléaire, alerte le Réseau sortir du nucléaire : « D’une part, un certain nombre d’États risquent de vouloir construire des centrales nucléaires pour notamment réduire leur dépendance au pétrole. » Ce qui renforcerait « le nombre de cibles pour des attentats et la circulation de matières radioactives propices à la fabrication de “bombes sales” ». D’autre part, ajoute le Réseau, « plus les tensions internationales sont fortes, plus l’arme nucléaire risque d’être employée par un des neuf États dotés, y compris la France.

[1] « Comment les Bangladais s’adaptent aux variations du climat et aux inondations » (août 2017).

[2] Climate Wars : The Fight for Survival as the World Overheats, Gwynne Dyer, Oneworld Publications, Londres, 2010.

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Écologie
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