Menaces sur la culture

Le document de travail du ministère de la Culture qui a fuité dans la presse prévoit des économies de bouts de chandelle inefficaces mais qui vont déchirer le tissu culturel français.

Ingrid Merckx  • 22 novembre 2017 abonné·es
Menaces sur la culture
© photo : Julien Mattia / NurPhoto

Françoise Nyssen suspend son geste. Le 13 novembre, la ministre de la Culture avait annoncé qu’elle allait porter plainte contre X : des documents émanant de son ministère avait fuité dans la presse. Le 10 novembre, Le Monde avait en effet publié un article intitulé « Un soutien plus sélectif à la création artistique est à l’étude ». Puis, trois jours plus tard, un autre indiquant avoir eu accès à un rapport prévoyant de regrouper France Télévisions et Radio France en une « holding ». Le 15 novembre, c’était au tour de L’Humanité de publier des extraits d’une « Contribution ministérielle aux travaux du CAP 2022 [Comité action publique 2022] ». Soit un document de 31 pages qui apparaît comme la déclinaison Culture du programme Action publique 2022 commandé par le Premier ministre à tous les ministères, le 26 septembre. La commande était : « améliorer les services publics » tout en réduisant « de trois points la part de la dépense publique dans le PIB d’ici à 2022 ».

Le ministère de la Culture est bon élève. Il prépare une réforme en cinq chantiers de réduction des dépenses qui vont porter sur le pilotage des politiques culturelles, les musées nationaux, la création artistique, la politique des archives et l’audiovisuel public. Dans la contribution au CAP 2022, il est en effet question de déconcentrer la politique générale, de concentrer les aides à la création et de recentrer la collecte des archives sur les « essentielles ». Les musées devraient être réorganisés, de même que les médias de service public. Des « risques sociaux » sont envisagés, classés de « à prévoir » à « importants ».

Les syndicats et organisations du secteur ont crié – non sans raisons – au service public qu’on assassine. Et la ministre a brandi sa plainte. Que deviennent la liberté de la presse et la protection des sources, se sont étonnés notamment le Syndicat national des journalistes (SNJ) et l’Acrimed ? Françoise Nyssen, cofondatrice d’Actes Sud appelée au gouvernement par Emmanuel Macron, a compris le message. Pour l’heure, la ministre s’en tient à une enquête « en interne ». La « chasse est ouverte », se murmure-t-il dans les couloirs du ministère, où le « document de travail », daté du 3 novembre, ne semble pas avoir reçu l’aval de tout le monde.

La plupart des agents ont découvert son existence dans la presse. Ses objectifs, mais surtout ses formulations et tournures de phrase, ont laissé croire qu’il avait été rédigé par des personnes extérieures à la Culture. Des cabinets privés comme l’Institut de l’entreprise, think tank libéral, et le cabinet d’audit EY seraient des inspirateurs du CAP 2022 ? En fait, il semblerait que ce rapport ait bien été réalisé au ministère par un noyau restreint : le cabinet de la ministre, son secrétariat général et les différentes directions (patrimoine, création artistique…). Si la désaffection pour la culture s’est installée pendant les deux précédents quinquennats, difficile, pourtant, de croire que des hauts responsables aient pu rédiger un tel document qui exprime une méconnaissance aussi profonde de la culture. Difficile également d’imaginer qu’ils aient pu travailler sans concertation avec le reste des services. D’où l’effet explosif.

« Création, culture : changer de cap ! », alerte le Syndeac en dénonçant une démarche « froide et cynique fondée seulement sur la performance, l’économie des dépenses en subvention et en personnel […]. Ce gouvernement veut aller vite, beaucoup plus vite que les précédents avec la RGPP (Révision générale des politiques publiques) ou la MAP (Modernisation de l’action publique)… » Même la CFDT a dégoupillé : « Action secrète 2022. Ou le dépeçage programmé de la Culture ». « On ne défend pas nos biftecks mais une certaine idée d’un service public de la culture et de la création », explique Angeline Barth, secrétaire générale adjointe de la CGT Spectacle. Supprimer les subventions de l’État inférieures à 20 000 euros reviendrait à mettre sur la paille un nombre considérable de compagnies, et pas uniquement les petites « émergentes ». Actuellement, 2 289 structures se partageraient 703 millions d’euros allant d’une centaine de millions donnés à l’Opéra de Paris à quelques milliers d’euros pour les « petits ». Le document qui a fuité entend aussi concentrer les subventions en un guichet unique. L’idée étant d’aider « moins mais mieux ». Mieux qui ? Des « premiers de cordée » culturels ?

Réduire le nombre d’agents, réduire le coût de l’emploi à l’Opéra de Paris ou à la Comédie-Française, mettre fin aux régimes spéciaux et aux recours aux salariés temporaires, liste le document. « Mais un danseur ne danse pas jusque 65 ans, observe Denis Gravouil, de la CGT Spectacle, de même que numériser un film de 1910 ne fait pas économiser son archivage… » Plus encore que les économies visées, c’est la déconnexion totale du document qui frappe. Et pourquoi vouloir réaliser des économies de bouts de chandelle qui mettront un certain nombre de personnes au chômage en déchirant le tissu culturel du pays ? Le régime des intermittents, préservé grâce à des batailles acharnées, pourrait se vider de sa substance si les collectivités sont amenées à baisser leurs investissements dans le spectacle vivant. Sans compter la menace qui pèse sur les 5 000 emplois aidés dépendant du ministère et les 16 000 emplois aidés dans le domaine culturel. Leur sort devrait être fixé « au cas par cas » d’ici à la fin décembre.

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