Que faire de la révolution d’Octobre ?

Cela fera cent ans le 7 novembre que les bolcheviks prenaient le pouvoir en Russie. Un événement qui allait bouleverser tout le XXe siècle et dont tous les enseignements ne sont pas encore tirés.

Denis Sieffert  • 1 novembre 2017 abonné·es
Que faire de la révolution d’Octobre ?
© photo : SERGEI SUPINSKY/AFP

Un siècle après la révolution d’Octobre, les querelles d’interprétation restent toujours vives. Évidemment, il n’est pas interdit de penser que dans le monde d’Internet, des réseaux sociaux et de la mondialisation libérale, ces débats ne regardent plus aujourd’hui que les historiens et les amateurs d’histoire. On verra ici que ce serait une erreur de le croire. Les questions de la possibilité ou de l’impossibilité d’un changement radical de système, de la violence dans l’histoire, du rôle des individus restent d’une brûlante actualité. Comme celle de la démocratie toujours en quête de qualificatif : « parlementaire », « représentative », « directe »… On verra que les bolcheviks ont affronté toutes ces problématiques. La dernière, notamment, quand il s’est agi de rompre avec la Douma (le Parlement) au profit des soviets, puis de désacraliser les soviets pour hâter l’insurrection. Pour revisiter cette histoire et tenter d’en tirer quelques enseignements, nous nous sommes plongés dans plusieurs ouvrages parus à cette occasion ou faisant l’objet d’une réédition.

Un climat social incandescent

La première querelle porte sur la nature même de l’événement : putsch ou révolution ? Les bolcheviks ont-ils gagné dans l’espace confiné de quelques lieux stratégiques où se tenait le pouvoir ? Octobre se résume-t-il à la prise du palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire ? On trouve encore cette thèse du « coup de force sans véritable soutien populaire baptisé révolution d’Octobre » sur le site de la revue Hérodote. Ou bien ont-ils parachevé un long processus qui impliquait des millions d’ouvriers et de paysans dans cette Russie féodale ébranlée par la révolution de Février ?

L’historien Roger Martelli soutient la deuxième thèse qui, à vrai dire, s’impose à tout observateur lucide [1]. Il décrit minutieusement cette « myriade de comités qui font pression de façon permanente sur les soviets » au cours des semaines qui précèdent la prise du pouvoir par les bolcheviks. Il les compare aux sans-culottes de 1792-1794 imposant leur volonté à la Convention. Les comités inondent les soviets « de leurs revendications sous forme de motions, pétitions, adresses et messages ». Sans même parler des milices armées et des « réseaux de sociabilité ». Martelli rappelle qu’entre mars et octobre « un millier d’actions mobilisent près d’un million deux cent mille grévistes », et que les syndicats « font plus que doubler leurs effectifs ». Un peu partout, on revendique le « contrôle ouvrier ». L’effervescence révolutionnaire ne fait donc aucun doute. La désillusion engendrée par l’incompétence du gouvernement provisoire issu de la révolution de Février et la guerre portent à incandescence le climat social. L’intellectuel marxiste Tariq Ali note que, dans une Russie très majoritairement rurale et traversée par de nombreux particularismes, « la combativité paysanne est en train d’embraser le pays », tandis que « les nationalités se réveillent et que, depuis les tranchées du front oriental jusqu’aux usines et aux centres-villes, l’exigence de paix est devenue incontournable [2] ».

Car la Russie, ne l’oublions pas, est engagée dans la « Grande Guerre » qui saigne toute une génération. Le mot d’ordre pacifiste des bolcheviks, « la paix, le pain, la terre », a un écho considérable. Partout, les bolcheviks ont le vent en poupe. Les comités révolutionnaires qu’ils dirigent apparaissent dans les agglomérations. La situation est donc mûre pour l’insurrection. D’autant que, deux mois auparavant, les bolcheviks ont bénéficié d’un effet d’aubaine. Le 27 août, la tentative de coup d’État avortée du général Lavr Kornilov, partisan du triptyque « ordre, discipline, victoire », achève de discréditer un gouvernement provisoire qui l’a placé à la tête de l’armée. L’aventure crée dans la population un sentiment d’urgence qui précipite le processus. Les casernes se mutinent. Alors que les bolcheviks ne représentaient que 13 % des délégués au congrès des soviets en juin, ils sont 60 % en octobre.

« L’insurrection d’Octobre n’est pas tombée du ciel, telle une foudre rouge qui aurait pris tout le monde de court », confirme Olivier Besancenot [3]. Laissons sur cette question le dernier mot à Daniel Bensaïd dans son Retour critique sur la Révolution russe écrit à l’occasion du 80e anniversaire [4] : « Le développement du processus révolutionnaire, entre février et octobre 1917, illustre bien qu’il ne s’agit pas d’une conspiration minoritaire d’agitateurs professionnels, mais de l’assimilation accélérée d’une expérience politique à l’échelle de masse, d’une métamorphose des consciences, d’un déplacement constant des rapports de forces. »

Un pouvoir « qui n’existe pas »

Une autre question est celle du choix du moment de l’insurrection proprement dite. C’est moins une affaire de calendrier que de démocratie. Faut-il au préalable obtenir l’aval des soviets ou les placer devant le fait accompli ? Depuis son retour de Suisse au mois de mars, dans le fameux « train plombé » (qui est probablement une légende), Lénine croit venu le temps de la « deuxième révolution ». Il développe son argumentation dans ses fameuses « thèses d’Avril ». Mais les résistances sont fortes au sein même de la direction du parti. Ses opposants, dont deux des dirigeants les plus éminents, Kamenev et Zinoviev, contestent l’idée que « la révolution bourgeoise (celle de Février) est terminée » et que celle-ci va « immédiatement » se transformer en révolution socialiste. Ils sont partisans d’attendre. Lénine lance le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ». Une « formule fétiche », nous dit Martelli, mais qui n’a jamais été pour Lénine « l’alpha et l’oméga du bolchévisme ». « Il en use, écrit encore Martelli, quand il juge qu’elle est propulsive et que les bolcheviks peuvent gagner la majorité dans les soviets ; il s’en éloigne chaque fois que cet objectif semble inatteignable. » Ce qui explique qu’il n’attendra pas le congrès des soviets pour lancer l’insurrection. Pour Lénine, la démocratie n’est jamais formelle. Elle est subordonnée à son contenu social et politique qu’incarnerait à lui seul le parti. Et c’est bien le problème, selon le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval, qui notent que « Lénine a choisi la souveraineté étatique aux dépens des soviets [les “conseils”, NDLR] » [5].

Quant à la prise du pouvoir elle-même, elle n’a guère rencontré de résistance. En quelques heures, ce 25 octobre 1917 du calendrier julien (qui correspond à notre 7 novembre), la banque centrale, les centres postaux et téléphoniques et, surtout, le palais d’Hiver de Petrograd sont investis par le comité révolutionnaire. L’affaire est si peu confidentielle que les plans de la prise du pouvoir ont été publiés dans le journal de Gorki par Kamenev et Zinoviev. Comble de l’indiscipline ! On est loin de l’image caricaturale du parti bolchevik, « cohorte de fer ». Le secret de cette réussite expéditive réside évidemment dans le large soutien populaire qui se confirmera dès le lendemain par un vote d’approbation du congrès des soviets. Mais il tient aussi d’une autre réalité qui ne tardera pas à se retourner contre les bolcheviks. Roger Martelli la résume d’une formule : les bolcheviks ont pris un pouvoir « qui n’existe pas ». Et « ils mesurent très vite l’amère réalité d’un tel vide ». Tout est à sortir du néant. Ce qui explique que l’exercice du pouvoir se trouvera immédiatement confronté à la question de la violence.

Dès avant Octobre, Lénine est convaincu que « l’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il faudra user de la contrainte jusqu’à la guerre civile et jusqu’à la dictature ». Ce n’est évidemment pas le projet initial qui visait au contraire le « dépérissement de l’État », mais le chaos dans lequel le pays est plongé, la nécessité de réquisitionner les terres pour approvisionner les villes, et surtout l’adversité, qui se dresse à l’intérieur comme venue de l’extérieur, vont conduire le nouveau pouvoir à prendre l’initiative de la violence. Les instruments de la dictature sont rapidement mis en place. En décembre 1917, une police politique, la Tcheka, est créée. Les premiers opposants, à gauche comme à droite, sont arrêtés ; des « tribunaux du peuple contre l’ennemi de classe » sont mis en place. En juin 1918, ce sont les premiers camps de prisonniers. À partir de septembre, c’est le début de « la terreur rouge ».

Les vertiges de la terreur

Mais l’observation de Martelli n’est pas anodine : « La machine à contraindre se met en place sans plan préalable, comme un empilement désordonné de mesures d’urgence. » La révolution doit se défendre sur tous les fronts. Elle prévient parfois les attaques : la paysannerie, qui refuse la ponction opérée sur les récoltes et se retourne rapidement contre le jeune pouvoir bolchevik, les interventions franco-britanniques, la guerre civile menée par les généraux Koltchak et Denikine, les anarchistes et les libertaires, conduits notamment par Nestor Makhno, qui, à la tête de son Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, combat à la fois l’armée rouge et les armées blanches. Kornilov parle de « brûler la moitié du pays » et de « verser le sang des trois quarts de la population […] si nécessaire pour sauver la Russie ». À quoi le journal de l’Armée rouge répond par le terrible slogan : « Plus de sang, le plus possible. » La surenchère est sans fin. Peu à peu, analyse Martelli, « le communisme de guerre » cesse d’être « un choix conjoncturel », et devient « la méthode par excellence de toute révolution ». L’historien donne à cette acmé de violence assumée une explication : « La révolution russe est obsédée par l’échec des révolutions européennes du XIXe siècle. » Celles de 1848 et de 1871 noyées dans un bain de sang. Cette fois, l’histoire ne doit pas se répéter, fût-ce au prix de l’utilisation de la Terreur.

Car Lénine et Trotski sont également emplis du souvenir de la grande Révolution française. Mais dans un pays en plein chaos, avec une industrie paralysée (Bensaïd rappelle que seuls 80 000 des 380 000 ouvriers de Petrograd n’ont pas été envoyés sur le front de la guerre civile), ce ne sont plus seulement les ennemis de la Révolution que le pouvoir croit devoir combattre mais ceux qui étaient ses soutiens, les paysans et même les ouvriers des villes qui se soulèvent contre les rationnements. Jusqu’à l’épisode tragique de Cronstadt. Lorsque les marins de la base navale de la Baltique manifestent aux cris de « Tout le pouvoir aux soviets et non au parti ». Ceux que Paul Ariès appelle « les enfants chéris d’Octobre » [6] posent en fait la question centrale de l’hégémonisme du parti-État bolchevik et de l’abandon de ce que Dardot et Laval appellent « l’idéal de l’autogouvernement populaire ». Leur mobilisation sera réprimée dans un bain de sang sur ordre de Trotski. Des milliers d’exécutions mettront un point final à la révolte. Nous sommes en mars 1921, trois ans et demi après Octobre, et la Révolution est en pleine dérive. Martelli note que, « dès que surviennent les premières désillusions, les dirigeants se laissent tous aller […] aux vertiges de la terreur ». Même si la finalité est encore noble dans leur esprit, la désastreuse morale « la fin justifie les moyens » ruine les principes de la révolution.

L’État providence, effet indirect

Et c’est ici que surgit une autre problématique. La plus brûlante. Celle qui a agité tant de polémiques au sein de ce que Benjamin Stora a appelé « la dernière génération d’Octobre », les babyboomers ou « soixante-huitards » surpolitisés de notre après-guerre. Ceux pour qui l’Octobre russe était une référence mythique, en même temps qu’un ferment d’espoir. De façon triviale, on pourrait résumer la question ainsi : la révolution a-t-elle été trahie par Staline et les staliniens, ou le vers était-il dans le fruit dès l’origine ? Les apparences peuvent plaider pour le second terme. Mais il est clair que le projet était à l’opposé de ce que fut le stalinisme. Lénine pariait sur la victoire des mouvements ouvriers en Allemagne et, par extension, dans toute l’Europe. Sous la « double influence de la guerre et d’Octobre », écrit Tariq Ali, Lénine était convaincu qu’une « tempête de feu [allait] balayer toute l’Europe ». Comme Trotski, il était opposé à la théorie du « socialisme dans un seul pays » que théorisa Staline. Celui-ci n’a fait en réalité que pérenniser un système qui, pour Lénine, était dicté par des circonstances exceptionnelles. Les deux principaux dirigeants bolcheviks ont d’ailleurs très vite conscience de l’échec. Lénine parle d’une voiture « qui ne répond plus aux commandes ». Mais c’est Trotski qui aura, un peu plus tard, le jugement le plus sévère sur sa propre action : « Pour battre les Blancs, nous avons pillé toute la Russie » (cité par Tariq Ali). La mise en place de la Nouvelle politique économique (NEP) en est l’aveu. Lénine concède aux paysans le droit à la terre ; au marché, le retour de l’argent ; et aux nationalités, une autonomie qui donne naissance en 1922 à l’URSS. Les idéaux de la Révolution s’éloignent.

Après un si sombre tableau, que peut-on retenir de positif de cet Octobre ? Paradoxalement, ce sont les peuples toujours soumis au système capitaliste qui en ont le plus bénéficié. La peur du « communisme », renforcée par des mouvements sociaux, comme ce fut le cas en France avec le Front populaire, a contraint des États occidentaux à admettre des formes de régulation en contradiction avec l’économie de marché. On peut donc dire que l’État providence, celui-là même que le capitalisme financier s’efforce de ruiner aujourd’hui, est l’effet indirect de la Révolution russe. On peut encore faire crédit à cette histoire tragique d’avoir légué l’idée qu’il n’y a pas de fatalité au règne perpétuel du capitalisme. L’Octobre russe invite aussi à méditer sur le rôle de l’individu dans l’histoire. « Ce qui est sûr, écrit Tariq Ali, c’est que, sans Lénine, il n’y aurait pas eu de révolution socialiste en 1917. » Et Trotski, dit-il, serait devenu un grand romancier classique russe. L’homme est sujet de son destin plus que le jouet de déterminismes socio-économiques. Pour le meilleur ou pour le pire.

[1] 1917-2017. Que reste-t-il de l’Octobre russe ? Roger Martelli, Éditions du Croquant, 214 p., 12 euros.

[2] Les Dilemmes de Lénine, Tariq Ali, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Diane Meur, Sabine Wespieser éditeur, 496 p., 25 euros.

[3] Que faire de 1917 ? Olivier Besancenot, éd. Autrement, 192 p., 17 euros.

[4] Octobre 17, la Révolution trahie, Daniel Bensaïd, éditions Lignes (réédition d’un ouvrage de 1987), 188 p., 17 euros.

[5] L’Ombre d’Octobre, Pierre Dardot et Christian Laval, Lux Éditeur, 296 p., 16 euros.

[6] Les Rêves de la jeune Russie des soviets, Paul Ariès, Le Bord de l’eau, 346 p., 22 euros (un ouvrage original qui aborde les questions culturelles et écologiques).

Idées
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