Mustapha Boutadjine : Du papier glacé pour des figures brûlantes

Le graphiste et collagiste Mustapha Boutadjine expose à Paris. Itinéraire d’un artiste engagé attaché aux rebelles des deux sexes, cherchant à restituer leur aura.

Jean-Claude Renard  • 13 décembre 2017 abonné·es
Mustapha Boutadjine : Du papier glacé pour des figures brûlantes
© photo : Julien Millet

Elle a un regard hardi, déterminé, mais un peu triste aussi, malgré son rouge à lèvres vif et ses boucles d’oreilles vertes. Djamila Boupacha tient entre ses mains gantées un dessin au fusain de Picasso, celui d’une jeune fille aux grands yeux étincelants, ouverts sur la vie, contrastant avec son visage. Djamila a tout juste 21 ans et sort d’un mois de torture – les seins brûlés par des cigarettes, les côtes brisées, des viols répétés. On est en 1960. Militante au FLN, elle a été arrêtée, accusée d’avoir tenté de poser une bombe à la brasserie des Facultés, à Alger. Défendue par Gisèle Halimi, créant un comité de soutien (présidé par Simone de Beauvoir), elle sera condamnée à mort puis amnistiée après les Accords d’Évian.

À côté de ce grand portrait (130 x 95 cm), douloureux et implacable, figurent justement ceux de Gisèle Halimi et de Simone de Beauvoir, ceux encore de Germaine Tillion, Annie Steiner, Jacqueline Guerroudj, Raymonde Peschard, Baya El Kahla, Djamila Bouhired. Autant de femmes portraiturées par Mustapha Boutadjine, rassemblées dans son atelier galerie du XIIIe arrondissement parisien, l’Artbribus, dans une exposition baptisée Rebelles un jour, rebelles toujours. Toutes impliquées dans la guerre d’Algérie (il y a encore quelques semaines, l’exposition devait s’intituler Femmes d’Alger), mais pas seulement puisqu’elles rejoignent un Panthéon personnel, universel et fraternel, où se croisent encore Rosa Parks, Tracy Chapman et Angela Davis.

On observe d’emblée un parti pris dans le choix des sujets. « C’est d’abord un clin d’œil au travail de Delacroix et à ses Femmes d’Alger dans leur appartement, confie Mustapha Boutadjine. Je voulais aussi dénoncer la colonisation, pas forcément à travers les indigènes, mais avec toutes ces femmes qui se sont engagées pour une cause juste. Finalement, la palette s’est élargie. Toutes représentent l’injustice. Ne serait-ce que parce qu’elles sont d’abord femmes, avec tout ce qu’elles subissent comme violences, tortures, viols. »

Ce Panthéon établi, ces icônes sélectionnées, reste à passer à l’œuvre, à cet art du portrait, et toujours dans un grand format, spectaculaire et imposant. C’est toute l’originalité du travail de Mustapha Boutadjine : l’artiste ne peint pas (ce serait « trop classique »), mais emprunte à la fois au graphisme et au collage, selon une technique particulière. Au commencement, il dessine à la mine de plomb les contours du visage de son modèle sur un carton bois, d’après une photographie, une archive familiale ou une gravure. Puis il gomme, estompe les traits. Autour de lui, des piles de revues, de catalogues et de magazines de luxe, des hebdos et des mensuels chics au papier glacé, du Figaro Madame à Marie-Claire, de Vogue à GQ ou Elle (« un très mauvais papier ! »), qu’il déchire, page après page, s’arrêtant sur la couleur et le graphisme, petit bout par petit bout, un centimètre par ci, un centimètre par là. Des fragments qu’il recycle, s’applique à coller sur le support, détournant ainsi le luxe imprimé pour composer l’ensemble du portrait, avec ses aplats, buste compris.

Procédant par assemblage et superposition, d’une strate à l’autre, Mustapha Boutadjine restitue dans ces portraits toute une aura, conférant à cet exercice un surcroît de sens, recréant, aux confins d’une figuration plus dense et fouillée, un autre paysage, proposant, de fait, une autre manière de voir. « Mais tout tient sur le regard quand on cherche à rendre une âme, je commence donc le travail par ça. » Travail de titan, qui relève de la performance – même s’il n’aime pas ce mot, au résultat saisissant, parce qu’il faut vraiment se rapprocher de l’œuvre pour comprendre qu’il n’y a pas une goutte de pigment mais du papier déchiré (pas même découpé, taillé ou retaillé). Et foin de signature, en bas à droite ou à gauche, ou bien au dos du carton, mais en lieu et place une photo de l’artiste, le poing levé, qu’il faut chercher longtemps sur un format pareil pour mettre l’œil dessus (selon les œuvres, Boutadjine ne sait pas toujours où il a « signé »).

En guise de pinceaux, donc, une mine de plomb, une colle spéciale, un cutter et un chiffon pour polir et un vernis. « D’expérience », l’artiste n’utilise plus « de produits chimiques bouffant les couleurs, vérolant le papier glacé » – il ne compte plus le nombre d’œuvres perdues, détériorées. Mustapha peut parler d’expérience. Voilà plus de quarante ans qu’il pratique cette technique du graphisme collage.

Né à Alger, en 1952, Mustapha Boutadjine grandit dans un quartier populaire, La Glacière, au milieu d’un grand frère et d’une petite sœur, de parents analphabètes, une mère coursière chez Mobil Oil, compagnie pétrolière américaine, avant de s’occuper de ses mouflets, et un père aux cent métiers cent misères, pêcheur au large, peintre en bâtiments, vendeur de vêtements, tueur aux abattoirs, boucher, « adorant le vin rouge, la bière et l’anisette, et les chansons populaires ».

Il n’empêche, il poursuit des études jusqu’à l’École des beaux-arts d’Alger, pendant cinq ans. Major de sa promotion, il obtient une bourse pour l’École nationale supérieure des arts décoratifs à Paris. Dilemme. Le jeune Mustapha est aussi un footeux. Pur gaucher, l’œil directeur à gauche, droitier de la main, il joue inter gauche au CR Belcourt, l’un des meilleurs clubs algérois, aux côtés de Lalmas, dit le Bélier, star nationale de l’Algérie indépendante. Le joueur sort du terrain, choisit Paris et les Arts déco, sous la direction de Roger Tallon, designer industriel à la réputation internationale. Ce sont encore cinq années, pendant lesquelles il dessine le kiosque parisien (un projet dont s’est inspirée « largement une entreprise spécialisée en mobilier urbain », JCDecaux pour le citer), le train Corail ou encore les premiers téléviseurs Thomson dotés d’une police de caractères.

Tandis qu’il enchaîne avec un doctorat en esthétique et sciences de l’art à la Sorbonne, il fait également « l’acteur » dans des films pour Moussa Haddad (adjoint de Gilles Pontecorvo, réalisateur de La Bataille d’Alger), Lamine Merbah ou encore Belkacem Hadjadj, participe à diverses scénographies pour le théâtre. Que retient-il alors de ses études ? « Rien, sinon qu’il fallait faire autre chose. Quand on passe par une formation classique, il faut savoir en sortir, s’éloigner des acquis. » En 1973, il réalise sa première affiche, représentant un paysan au travail de la terre, conjuguant graphisme et collage, pour la Cinémathèque de Paris accueillant son homologue algérois. « Au début, se rappelle aujourd’hui Mustapha Boutadjine, la chevelure ondulante et la moustache vaillante, l’œil malicieux, bague à la main au motif de la faucille et du marteau, je voulais emmerder tout le monde, les peintres bourgeois surtout. J’avais envie de leur montrer ce qu’il est possible de faire dans le collage et le graphisme. Cette envie est passée, mais j’ai poursuivi dans la même direction. » Dans ces années 1970 et 1980, il exécute encore les dessins du futur métro d’Alger, avec ses rames, ses stations et sa signalétique, des affiches (le 17 octobre 1961, l’anniversaire de l’indépendance), des posters, des logos, des visuels de packaging…

Tombe l’obsession du portrait. Henri Alleg d’abord, suivi de Jean Farrugia, Georges Raffini, Fernand Iveton, liés par une histoire commune. « Je suis né deux années avant la révolution algérienne, j’ai donc vu beaucoup de choses pas belles pendant la colonisation. Et, enfant de la guerre, je ne pouvais pas faire l’impasse sur cette dimension qui m’a forgé et nourri de toutes ces idées de justice, de partage et d’engagement. » En 1990, définitivement installé à Paris, il répond à une petite annonce parue dans L’Humanité pour un poste de maquettiste. Sans savoir que le poste à pourvoir est au sein même de la rédaction du journal. Ça tombe bien, L’Huma est « son » journal. Vingt-sept ans après, il y est toujours maquettiste, réalisant parfois la une de ses portraits garnissant son atelier galerie. Affaire de sensibilité et de fidélité.

Une affaire de portraits qui va des femmes d’Alger, ces femmes de papier exposées aujourd’hui, à Jean-Luc Godard et Rachid Taha, d’Edward Saïd à Frantz Fanon. Tous transpirant les luttes et la militance, et faisant partie d’un autre ensemble, celui de la première monographie consacrée à l’artiste, Collage Résistant(s). Monographie prodigieuse, au grand format (40 x 30 cm), réunissant une centaine de portraits et autant de textes en regard. Frédéric Sugnot pour Mohamed Ali, Pierre Laurent pour Louis Armstrong, Patrick Apel-Muller pour Angela Davis… Une monographie résumant l’état d’esprit de l’artiste. « Même si j’ai suivi des études supérieures d’architecture et de design, je resterai Mustapha Boutadjine, avec mes outils, je déchirerai toujours les magazines de la presse bourgeoise pour recréer des images plus engagées. »

Rebelles un jour, rebelles toujours, Mustapha Boutadjine, Artbribus, 68 rue Brillat-Savarin, Paris XIIIe, jusqu’au 31 décembre.

Collage Résistant(s), préface d’Ernest Pignon-Ernest, Éditions Helvétius, 320 p., 70 euros.

Culture
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