« Tous des oiseaux », de Wajdi Mouawad : Éteindre le feu…

Dans _Tous des oiseaux_, Wajdi Mouawad oppose l’amour à l’embrasement du Proche-Orient dans un spectacle impressionnant.

Gilles Costaz  • 13 décembre 2017 abonné·es
« Tous des oiseaux », de Wajdi Mouawad : Éteindre le feu…
© photo : Simon Gosselin

Un grand théâtre national donne à voir une pièce où les comédiens ne prononcent pratiquement pas un mot de français. Notre langue n’est que dans le surtitrage ! Scandale ? Nullement. L’auteur, Wajdi Mouawad, a beaucoup agi pour le français et a même renouvelé notre langage puisque, libano-québécois, il est l’un des plus grands écrivains francophones. Dans cette nouvelle œuvre, Tous des oiseaux, il a besoin d’un effet de réel, à l’intérieur d’un spectacle qui n’est pas réaliste : les personnages doivent parler en version originale, et c’est ainsi qu’ils se parlent en allemand, anglais, arabe et hébreu.

Le point de départ est la rencontre, inspirée par un événement de la vie de l’auteur et évidemment réinventé, entre une étudiante arabe et un scientifique allemand d’origine juive dans une bibliothèque israélienne. La jeune fille travaille sur le personnage de Muhamed el Wâzzan, qui, prisonnier du pape au XVe siècle, devint un homme double, apparemment converti sous le nom de Jean Léon l’Africain, mais sans doute resté identique dans ses convictions. Le jeune Allemand, bien que tourné vers des domaines techniques, se passionne aussi pour cette figure oubliée, car, entre les deux chercheurs, le coup de foudre a été immédiat. Leurs vies sont mêlées comme vont l’être, au cours du récit, les mythes du passé et la brutalité du présent.

Une femme arabe et un homme juif amoureux ! C’est la relation de Roméo et Juliette transférée dans le conflit moderne entre les Palestiniens et les Israéliens. La pièce va se nourrir de cette situation mais partir dans d’autres directions, aller vers d’autres complexités du monde contemporain. L’action va régulièrement se déplacer d’Israël à Berlin et à New York. Le jeune homme, au sortir de la bibliothèque, est frappé dans une manifestation des traditionnalistes israéliens, il est dans le coma. La jeune fille essaie de prévenir la famille du blessé, joint une grand-mère – qui semble indifférente – aux États-Unis et sème le trouble dans une famille allemande où les grands-parents se gardent de révéler le secret de l’origine d’un des enfants et où le père du chercheur est un juif orthodoxe férocement intolérant. Comment s’aimer, comment se comprendre, comment progresser ? Mouawad oppose et dénoue les dynamites intimes en se référant à l’« oiseau amphibie » des contes persans, qui adopte jusqu’aux caractéristiques physiologiques de ceux qui pourraient être ses ennemis.

Grand feuilleton, grand dialogue philosophique, grand poème, le texte de Mouawad donne lieu à un spectacle impressionnant, admirablement défendu par des comédiens de nationalités différentes : Souheila Yacoub, Jalal Altawil, Jérémie Galiana, Rafael Tabor, Raphael Weinstock, Leora Rivlin… Tout se déroule dans un décor abstrait de grands éléments gris et mobiles où le jeu est, à l’opposé, charnel et sensuel.

Mouawad écrit sur plusieurs tons : théorique, factuel et parabolique. Il prend beaucoup de temps à mettre en miroir les contraires, d’une manière parfois didactique, et n’a pas peur de ressorts mélodramatiques que les écrivains d’aujourd’hui n’osent plus utiliser. On pense parfois à Nathan le sage de Lessing, qui, au XVIIIe siècle, recourait à divers coups de théâtre pour confronter et associer les trois religions monothéistes. Le spectateur peut éprouver légitimement un sentiment de longueur (la soirée dure 4 heures 15) et d’inégalité. Mais, quand l’on est dans la parabole et l’expression de la passion, l’auteur est dans sa pleine altitude.

Rarissimes sont les spectacles où l’on nous parle du monde d’aujourd’hui, et particulièrement de l’incendie qui brûle depuis le Proche-Orient, avec un tel amour de l’être humain d’en face, un tel art de dénouer la haine et un tel sens de la beauté.

Tous des oiseaux, théâtre de la Colline, Paris, 01 44 62 52 52, jusqu’au 17 décembre. Puis Théâtre national populaire, Villeurbanne, du 28 février au 10 mars.

Théâtre
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