Des créateurs dans l’usine à rêves

Dans Les Maîtres d’Hollywood, Peter Bogdanovich s’entretient avec sept grands réalisateurs du cinéma classique états-unien. Passionnant.

Christophe Kantcheff  • 28 février 2018 abonné·es
Des créateurs dans l’usine à rêves
Lee Marvin, Gloria Grahame et Glenn Ford dans Règlement de comptes, de Fritz Lang (1953).
© DR

On connaissait l’existence de ces entretiens réalisés par Peter Bogdanovich avec des cinéastes d’Hollywood parmi les plus grands, mais ils n’avaient jamais été traduits en France. Les voici édités chez Capricci, tout du moins une partie, à elle seule volumineuse (un second tome suivra), vingt ans après leur première publication aux États-Unis. Un livre foisonnant, passionnant, une fête cinéphilique (juste un peu gâchée par un travail de relecture négligeant, ayant laissé de nombreuses scories). Au générique de cette première fournée : Allan Dwan, Raoul Walsh, Fritz Lang, Josef von Sternberg, Howard Hawks, Leo McCarey et George Cukor. Rien de moins. Toutes discussions datant des années 1960 ou du début des années 1970, au crépuscule de leur carrière et, pour certains, de leur vie.

Mais commençons par l’intervieweur et ce qui l’a motivé. Peter Bogdanovich est l’une des figures du « Nouvel Hollywood », moins connu que Scorsese ou Coppola, même s’il a réalisé quelques succès, comme La Dernière Séance, en 1971. Auparavant, il avait été un critique reconnu, influencé par « les jeunes turcs » des Cahiers du cinéma – ceux de la future Nouvelle Vague –, dont on sait qu’ils ont révélé la grandeur de cinéastes totalement sous-évalués dans leur pays, Hitchcock et Hawks en tête. Ces considérations ont joué, mais, ce qui a avant tout fondé ces rencontres, c’est le désir de Peter Bogdanovich d’apprendre, de s’imprégner de la parole et de l’expérience de ces professionnels éminents.

Les Maîtres d’Hollywood résulte donc de la volonté de rendre hommage à ceux qui ont fait le cinéma états-unien du XXe siècle, mais aussi de la volonté de transmettre leur savoir. Qui plus est, les éditions Capricci, dans leur prière d’insérer, promeuvent l’ouvrage ainsi : « Le livre d’entretiens indispensable à tout apprenti cinéaste ». Et il est vrai que ces maîtres ne sont pas avares d’informations sur la manière dont ils ont réalisé telle ou telle séquence, ou sur leur approche plus générale des tournages.

Par exemple, Fritz Lang explique comment, passant à la couleur, il a éclairé ses scènes pour réussir des gros plans considérés à l’époque comme techniquement impossibles. Et Howard Hawks décrit la façon dont il a utilisé la « plaque tournante motorisée », sur laquelle une caméra était placée, donnant l’illusion, dans La Rivière rouge, d’avoir un troupeau trois fois plus important que celui dont il disposait réellement.

Mais Les Maîtres d’Hollywood est loin de se réduire à une sorte de manuel qui délivrerait des trucs de mise en scène. Le livre invite à une traversée de plusieurs décennies d’histoire du cinéma, permet de saisir de façon concrète ce qu’était la vie – pas toujours simple – d’un créateur dans les grands studios, revisite nombre de monuments du cinéma et de films moins connus, qu’il donne envie de tous (re)voir, fourmille d’anecdotes et ouvre sur des réflexions qui n’ont pas perdu de leur pertinence.

Peter Bogdanovich, de par sa cinéphilie aiguë et sa curiosité, est évidemment le maître d’œuvre de cette réussite. On pourrait s’interroger sur le bien-fondé de sa propre présentation, filmo et biographique, sur laquelle il s’étend dans son introduction. Elle dénote moins de présomption qu’un souci d’honnêteté. Les quelques pages qui introduisent chaque entretien témoignent de sa profonde compréhension de l’œuvre des cinéastes et, souvent, de l’affection qu’il leur porte. Il est clair qu’il est là pour tirer le meilleur d’eux-mêmes – même si certains, de temps à autre, fabulent ou sont de mauvaise foi.

Mais Peter Bogdanovich n’est pas un intervieweur comme un autre. Et l’une des belles originalités de ce livre réside dans ces pages pénétrantes réservées, dans l’introduction, au « réalisateur qu’[il n’a] jamais rencontré » : Ernst Lubitsch. Et pour cause : celui-ci est mort prématurément en 1947, à 55 ans. Mais l’auteur de To Be or Not to Be a apporté une vision neuve sur nombre de points et, comme le disait Jean Renoir, cité par Bogdanovich : « Lubitsch a inventé le Hollywood moderne. » Il était donc impossible de ne pas lui réserver une place.

On ne cachera pas le sentiment de nostalgie qui baigne l’ouvrage, réalisé quand les studios étaient en pleine décadence. Heureusement, ce sentiment ne sclérose pas la parole qui y circule. En outre, cette nostalgie n’est pas univoque, et donc se relativise. Ainsi en est-il d’un des regrets exprimés, qui ne concerne pas les studios mais la disparition du muet (que tous les cinéastes présents dans ce volume, hormis George Cukor, ont pratiqué).

Même si sa filmographie après l’arrivée du parlant est aussi conséquente, Allan Dwan a été l’un des pionniers du muet, réalisant notamment le premier Robin des Bois (1922), avec Douglas Fairbanks. Ce qu’il raconte de cette période relève d’une aventure collective où la liberté n’était pas un vain mot : « Au tout début, on faisait vraiment ce qui nous plaisait, se souvient-il. Avant que les rênes de la création ne nous soient enlevées et confiées aux producteurs, nous étions plus heureux et faisions du meilleur travail. » Le modèle – le seul alors – était D. W. Griffith, qui a inventé la grammaire moderne du cinéma (tous les mouvements de caméra, en particulier).

Dwan reconnaît s’être considérablement inspiré de ce que Griffith accomplissait sur ses plateaux. Idem pour Raoul Walsh. Pourtant, le grand Griffith a terminé dans la misère. « Je ne crois pas qu’il existe un milieu plus violent que le nôtre au monde – à l’exception du monde politique », estime Allan Dwan, qui lui-même n’a pu faire de film pendant les vingt-deux dernières années de sa vie, et qui ne possédait même pas la maison où il a vieilli.

Si certains considèrent que le muet fut esthétiquement la période faste du cinéma, les anecdotes liées aux défauts techniques sont nombreuses et concernent parfois l’intégrité physique des personnes. Par exemple, on apprend (avec effroi) que, pendant longtemps, le faux brouillard était fabriqué en vaporisant de l’huile de ricin. Le respirer revenant à l’avaler, on devine les effets produits. De la même manière, il n’y a pas de hasard à ce que Raoul Walsh, Fritz Lang, Allan Dwan et John Ford souffrent de problèmes de vue : les projecteurs à arc sous lesquels ils passaient des heures étaient très délétères.

Il y en a un qui ne regrette absolument pas le muet, c’est Howard Hawks. Il était impatient que le son arrive pour réaliser ses comédies, genre qu’il a sublimé, en particulier avec Cary Grant (L’Impossible Monsieur Bébé, La Dame du vendredi, Allez coucher ailleurs, Chérie, je me sens rajeunir). Hawks raconte que -Katharine Hepburn a découvert sur le tournage de L’Impossible Monsieur Bébé « qu’il faut jouer le plus sérieusement possible » pour un effet d’autant plus drôle.

Le réalisateur de Rio Bravo, dont l’entretien occupe un tiers du livre, fait partie des plus grands mais des moins reconnus par son milieu. Aucun Oscar, juste une nomination. Peter Bogdanovich ajoute qu’il fut aussi « le moins bien compris ». Cela ne l’empêche pas de développer un propos lumineux, exempt de toute aigreur. « Lorsque je trouve qu’une scène est trop sentimentale [au scénario]_, j’essaie de la repenser pour qu’elle ne le devienne pas. »_ Hawks est un styliste hors pair, jaloux de son indépendance, lui qui n’a jamais été sous contrat avec une major, affichant le plus grand respect pour ses spectateurs. C’est d’ailleurs une donnée commune à tous ces cinéastes : ils défendent une haute idée de leur public.

Ils ont aussi partagé un combat contre le même ennemi : la censure. « Chaque fois qu’il y a censure, celui qui la subit est dans la posture de celui qui a fait quelque chose de mal », souffle Fritz Lang avec lucidité. Outre le code Hayes, appliqué de 1934 à 1966, extrêmement puritain et multipliant les contraintes, les réalisateurs sont dépossédés du final cut. La fin des Contrebandiers de Moonfleet a ainsi été modifiée par le producteur, prenant un sens « horrible » selon Fritz Lang, impuissant. Peter Bogdanovich sent que ces violences subies ont laissé des traces. Particulièrement chez le cinéaste allemand, dont le grand thème est justement celui de l’homme face à son destin. Il était adulé dans son pays jusqu’à ce que Goebbels, un jour de 1933, lui propose de prendre la tête des studios de la UFA. Lang décida illico de s’exiler.

Que les comédiens soient au cœur de ces entretiens ne surprendra personne. Et ils y sont quasiment tous : Gary Cooper, Barbara Stanwyck, Joan Crawford, John Wayne, Marlene Dietrich, Carole Lombard, James Stewart… En revanche, que les caprices de stars soient peu évoqués en étonnera sans doute beaucoup. Les cinéastes décrivent avant tout les acteurs au travail. Comme Leo McCarey, louant le professionnalisme d’Oliver Hardy et de Stan Laurel, ce dernier débordant d’idées de gags, et par là même récoltant plus d’argent que son acolyte. Ou George Cukor, considéré comme un extraordinaire directeur d’acteurs, mais qui souligne que le casting est crucial : « Le fait de choisir tel ou tel acteur a beaucoup à voir avec la mise en scène. »

On peut aussi s’amuser à comparer ce que les réalisateurs ayant travaillé avec Marilyn Monroe (Lang, Hawks, Cukor) pensent de la star. Leurs témoignages, contradictoires, auraient presque tendance à confirmer ce que la femme de John Ford a dit un jour à Bogdanovich : « Si vous voulez faire carrière dans le cinéma, Peter, ne croyez jamais ce que vous entendez. » Certes, le propos est peut-être empreint de sagesse. Mais celui à qui il s’adressait aurait eu tort de ne pas prêter l’oreille à ces « maîtres d’Hollywood » !

Les Maîtres d’Hollywood, Peter Bogdanovich, traduit de l’anglais (États-Unis) par Julien Marsa et Mathilde Trichet, Capricci, 512 p., 29 euros.

Littérature
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